∞-lecture

(V2.0)

Recherche

Titre

Auteur·ice

Mots-clefs

Tous les mots-clefs

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

« Seuls les paysans et les estivants marchent sur la mousse. Car ils ignorent – et on ne le répètera jamais assez – à quel point la mousse est fragile. On marche dessus une première fois et elle se redresse à la première pluie. La deuxième fois, elle ne se redresse plus. La troisième fois, elle meurt. Il en est de même avec les eiders, la troisième fois qu'on les fait sortir de leur nid, ils ne reviennent jamais. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 13.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'est étrange, il suffit de chercher et de ramasser une chose précise pour ne voir rien d'autre que ce qu'on cherche. Si on ramasse des airelles on voit seulement ce qui est rouge, et si on cherche des os on voit seulement ce qui est blanc, partout où on va on ne voit rien d'autre que des os. Parfois ils sont fins comme des aiguilles, extraordinairement délicats et fragiles, et il faut faire attention en les portant. Parfois ce sont d'énormes tibias massifs ou une cage thoracique dans le sable, comme les membrures d'une épave. Il y a mille sortes d'os et chacun a sa propre structure. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 15.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les choses importantes surviennent toujours au grand large, et souvent tout n'est qu'une question de temps. Dans l'archipel, il n'arrive que des petites choses, toutes plus ou moins déterminées par les désirs variés des estivants, mais il faut bien s'en occuper aussi. L'un veut fixer un mât de bateau sur son toit, l'autre a besoin d'un rocher rond pesant une demi-tonne. Tout existe si on prend le temps de le chercher, ou plutôt si on a les moyens de le chercher. Et pendant qu'on cherche, on est libre et on trouve un tas de choses auxquelles on ne s'attendait pas. Parfois les gens sont sans surprise, par exemple en juin ils demandent un petit chat, et le premier septembre cherchent quelqu'un pour le noyer. Et on s'arrange. Mais il arrive aussi qu'ils aient un rêve et désirent quelque chose qu'ils conserveront. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 68.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il y a très longtemps, la grand-mère avait eu envie de raconter tout ce qu'elles faisaient, mais personne ne le lui avait jamais demandé et maintenant elle en avait perdu l'envie.
– Nous avions des feux de camp, répondit-elle, et brusquement elle devint mélancolique.
– Et quoi encore ?
– Il y avait un tronc qui mettait beaucoup de temps à brûler. Nous étions assises autour du feu et il faisait froid. Nous mangions de la soupe.
"C'est étrange, pensa la grand-mère, je n'arrive pas à décrire autre chose. Les mots m'échappent, ou peut-être est-ce moi qui n'essaie pas vraiement. Il y a si longtemps maintenant, cela n'intéresse plus personne. Et si je n'en parlais pas pour le plaisir d'en parler, j'aurais l'impression que ce n'est jamais arrivé, car tout a une fin et ensuite disparaît." »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 77.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Sophie savait que les toutes petites îles du large n'ont pas de terre mais de la tourbe. La tourbe est mélangée à du varech, du sable et de la fiente d'oiseau et c'est pourquoi tout pousse bien entre les rochers. Chaque année, pendant quelques semaines, toutes les crevasses de rochers fleurissent avec une intensité de couleurs qu'on ne rencontre nulle part ailleurs. Mais les malheureux qui vivent sur les îles vertes à l'intérieur de l'archipel se contentent d'un jardin ordinaire. Leurs enfants doivent arracher les mauvaises herbes et porter tant d'eau qu'ils sont complètement voûtés. Les petites îles, elles, s'entretiennent toutes seules. Elles boivent la neige fondue, les pluies de printemps, la rosée, et quand arrive la sécheresse, elles attendent simplement l'été suivant pour laisser pousser leurs fleurs. Les fleurs y sont habituées et restent patiemment dans leurs racines. "Personne n'a à se faire de mauvais sang", disait la grand-mère. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 105.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Et dire que Backmanson est parti !
– Où est-il allé ?
– Il n'est plus parmi nous, expliqua Verner irrité.
– Ah ! Tu veux dire qu'il est mort, répliqua la grand-mère.
Et elle se mit à réfléchir à tous les euphémismes utilisés pour la mort, à tous ces tabous inquiétants qui l'avaient toujours intéressée. Quelle tristesse qu'on ne puisse jamais avoir une conversation intelligente sur ce sujet. Les étaient toujours trop jeunes ou trop vieux, ou encore ils n'avaient pas le temps. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 128.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Jadis tu ne parlais jamais de chevaux-vapeur ni d'engrais.
– J'ignorais alors que cela avait de l'intérêt. Les choses concrètes peuvent être passionnantes.
– Mais de toi, de ce qui te concerne, tu n'en parles jamais ! remarqua Verner.
– Peut-être pas de ce qui m'importe réellement.
La grand-mère s'arrêta pour réfléchir.
– En tout cas, moins qu'autrefois. Je suppose que j'ai déjà tout dit maintenant. Et compris que cela ne servait à rien. Ou que je n'avais pas le droit de le dire.
Verner ne répondit rien. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 130.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Chaque année, les nuits s'assombrissaient imperceptiblement. Un soit d'août, on sort de la maison pour faire une chose ou une autre, et on découvre soudain qu'il fait nuit noire. Un grand silence chaud et sombre enveloppe la maison. L'été est encore là, mais il ne vit plus, il s'est arrêté sans flétrir, mais l'automne n'est pas encore prêt à arriver. Il n'y a pas d'étoiles, il n'y a que la nuit. Alors on sort de la cave le bidon de pétrole, on le met dans l'entrée, et on accroche la lampe de poche à son clou près de la porte. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 161.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Un été, Sophie commença brusquement à avoir peur des petits animaux, plus ils étaient petits et plus elle avait peur. C'était tout à fait nouveau. Depuis la première fois où elle avait réussi à prendre au piège une araignée dans une boîte d'allumettes pour gagner son amitié, ses étés avaient été peuplés de larves, de vers, de scarabées et d'autres créatures semblables à qui elle procurait tout ce qu'elles pouvaient attendre de la vie et même, à l'occasion, leur liberté. Maintenant, tout avait changé. Elle circulait à pas prudents et craintifs, les yeux constamment fixés au sol et à l'affut de la moindre chose qui grouillait et rempait. Les buissons étaient dangereux tout comme d'ailleurs les algues et l'eau de pluie. Il y a vait des petits animaux partout, ils pouvaient même surgir morts et aplatis entre les pages d'un livre, car le fait est que les animaux rampants, les animaux éclopés et les animaux morts nous suivent toute notre vie, depuis le début jusqu'à la fin. La grand-mère essaya de parler de la chose avec elle, mais en vain. La peur irrationnelle est si difficile à calmer. »

X · 545 · Le Livre d'un été, Tove Jansson

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 134.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Un malaise le tenait à l'estomac, fine appréhension qui ressemblait à un début de cauchemar. C'était un *weltschmerz*, que nous avons transformé en *welshrats*. Ce mot dit la tristesse du monde qui emplit l'âme comme un gaz et en prend si bien possession que l'on a beau chercher ce qui fait mal, on ne le trouve pas. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 235.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il arrive parfois qu'une sorte de grâce embrase l'esprit. C'est un phénomène assez répandu. Au début, c'est un crépitement de cordon Bickford qui se consume vers la dynamite, une joie dans l'estomac, un délice des nerfs et des avant-bars. La peau goûte l'air et chaque respiration est un accomplissement. Le corps entier s'étire et bâille de plaisir, le cerveau s'illumine et le monde entier resplendit devant les yeux. L'homme peut avoir vécu une vie grise dans un domaine de terres obscures et d'arbres noirs, les évènements les plus importants ont pu passer, alignés, anonymes, et dépourvus de couleur, cela ne compte pas. Car à la minute de la grâce, soudain le chant d'un criquet enchante l'oreille, l'odeur de la terre charme les narines et la lumière tamisée d'un arbre régénère l'œil. Alors l'homme devient source et il est intarissable. Peut-être la place qu'il tient dans le monde peut elle être mesurée par la qualité et le nombre de ces embrasements. C'est une fonction individuelle, mais elle nous unit à la collectivité. Elle est mère de toute création et elle définit l'homme par rapport aux autres hommes. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 173.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il doit y avoir dans le cerveau humain un crible caché qui tamise, laisse passer ou retient les pensées, et ceci bien souvent à l'insu de l'homme. Il n'est pas rare de s'endormir en proie à un malaise indéfinissable et de se réveiller le lendemain matin, frais et dispos, dans un monde clair, accueillant, débarrassé de ses impuretés par le travail de la nuit. La joie bouillonne dans le sang, la poitrine se gonfle, une ivresse électrique parcourt les nerfs, et pourtant rien depuis la veille n'a changé pour justifier cette exaltation. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 436.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Puisqu'il était riche, ce n'était pas de la paresse. Seuls les pauvres sont paresseux. Tout les pauvres sont ignorants. Un homme riche qui ne fait rien est perverti ou indépendant. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 457.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Un enfant demandera : "Pourquoi y a-t-il un monde ?" Un adulte demandera : "Quelle direction prendra le monde ? Quelle sera sa fin et – pendant que nous y sommes – pourquoi y a-t-il un monde ?" »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 547.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le mal doit être constamment ressuscité, alors que le bien, alors que la vertu sont immortels. Le vice offre toujours un visage frais et jeune, alors que la vertu est plus vénérable que tout au monde. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 549.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Soudain ils comprirent qu'ils étaient réunies, Aron et Abra sur le divan, Adam dans son fauteuil sous la lumière, Lee qui passait le café et Cal debout, les bras croisés, dans l'encadrement de la porte. Ils gardèrent le silence, car il était trop tard pour les banalités et trop tôt pour autre chose. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 698.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Lorsque l'on est enfant, on est le centre du monde. Tout ce qui arrive, c'est à soi que cela arrive. Les autres ? Des fantômes postés là, à notre convenance. Mais quand on grandit et que l'on prend sa place, on acquiert sa propre taille et sa forme. Certaines choses émanent de nous pour aller chez les autres, et nous recevons de leur part. C'est plus difficile, mais c'est plus satisfaisant. »

X · 542 · À l'est d'Eden, John Steinbeck

Traduction de Jean-Claude Bonnardot, Paris, Librairie Générale Française, 2008, "Le Livre de Poche", N°1008, p. 755.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je me demande où est passée l'heure exacte, depuis qu'il n'y a plus d'hommes. Parfois me revient à l'esprit l'importance jadis de ne pas arriver cinq minutes en retard. La plupart des gens que je connaissais faisaient de leur montre une sorte de divinité et même moi je trouvais cela tout à fait raisonnable. Quand on est tombé en esclavage, il est bon de s'en tenir aux prescriptions et de ne pas mécontenter le maître. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 75.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] il était bien plus probable que je me révèle incapable d'assurer la survie de mes animaux que de les voir mourir. Autant que je puisse m'en souvenir, j'ai toujours eu à souffrir de telles craintes et j'en souffrirai aussi longtemps qu'il existera un être, quel qu'il soit, qui m'aura été confié. Autrefois, bien avant qu'il soit question du mur, j'aurais parfois souhaité être morte pour être enfin libérée du poids qui pèse sur moi. Je n'ai jamais osé parler à quiconque de ce lourd fardeau, un homme ne m'aurait pas comprise, quand aux femmes, elles ressentaient la même chose. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 82.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Quand je me remémore la femme que j'ai été, la femme au léger double menton qui se donnait beaucoup de mal pour paraître plus jeune que son âge, j'éprouve pour elle peu de sympathie. Mais je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main. Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d'un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d'être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d'être une géante, juste une femme surmenée, à l'intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. Elle en savait un peu sur pas mal de choses mais sur la plupart elle ne savait rien du tout et, en général, dans son esprit dominait un désordre effrayant. C'était bien assez pour la société dans laquelle elle vivait et qui d'ailleurs était aussi ignorante et accablée qu'elle. Mais je dois dire à sa décharge qu'elle en ressentit toujours un malaise diffus et qu'elle garda conscience que cela ne pouvait pas être suffisant. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 96.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Depuis mon enfance, j'avais désappris à voir les choses avec mes propres yeux et j'avais oublié qu'un jour le monde avait été jeune, intact, très beau et terrible. Je ne pouvais plus revenir en arrière, car je n'étais plus une enfant et je n'étais plus capable de sentir comme une enfant, mais la solitude me permettait parfois de voir encore une fois, sans souvenir ni conscience, la splendeur de la vie. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 245.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Dans mes rêves, je mets au monde des enfants qui sont indifféremment des humains, des chats, des chiens, des veaux, des ours et d'étranges êtres couverts de poils. Mais tous naissent de moi et il n'y a rien en eux qui puisse m'effrayer ou me rebuter. Cela me semble étrange que parce que je l'écris d'une écriture humaine avec des mots humains. Peut-être faudraitèil dessiner ses rêves avec des graviers sur de la mousse ou les tracer dans la neige avec un bâton. Mais je n'en suis pas capable. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 274.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mais si le temps n'existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse. Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. [...] Dans le fond, ces pensées n'ont aucune signification. Les choses arrivent tout simplement et, comme des milliers d'hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d'un évènement est tout entier dans cet évènement. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 277.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] Noël avait été une belle fête mystérieuse aussi longtemps que j'étais restée une petite fille qui croyait aux miracles. Plus tard, Noël était devenu une fête joyeuse à l'occasion de laquelle je recevais des cadeaux de toutes parts et où je m'imaginais être le centre du monde. Je ne songeais pas alors à me demander ce que cette fête devait représenter pour mes parents ou mes grands-parents. Mais quelque chose de son ancien enchantement s'est dissipé et elle perdait chaque fois un peu plus de son éclat. Plus tard, quand mes filles étaient encore petites, la fête parut renaître, mais pas pour longtemps car mes enfants n'étaient pas aussi sensibles que moi au mystère et à l'enchantement. Pourtant Noël redevenait une fête joyeuse où mes filles recevaient des cadeaux de toutes parts et s'imaginaient que tout n'était que pour elles. Et il en était bien ainsi. Puis, très vite, Noël ne fut plus une fête mais le jour où par habitude nous offrons des cadeaux que de toute façon il aurait fallu s'acheter. À ce moment, Noël était déjà mort pour moi [...]. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 154.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La nuit dont j'avais toujours eu peur et que je combattais jadis en allumant toutes les lumières ne m'inspirait sur l'alpage plus aucune terreur. En fait, enfermée dans des maisons de pierre, derrière des persiennes et des rideaux, je ne l'avais jamais réellement connue. La nuit n'était pas du tout ténèbreuse. Elle était belle et je commençais à l'aimer. Même quand il pleuvait et que le ciel restait caché par les nuages, le savais que les étoiles étaient là, les rouges, les vertes, les jaunes et les bleues. Elles étaient toujours là, et aussi pendant le jour quand je ne les voyais plus. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 221.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je travaillais tranquillement et régulièrement, sans trop me fatiguer. La première année, je n'en avais pas été capable tout simplement parce que je ne savais pas trouver le rythme convenable. Mais depuis, j'avais appris comment il fallait s'y prendre et je m'étais adaptée à la forêt. En ville on peut vivre de nombreuses années de façon trépidante, le système nerveux s'en trouve ruiné mais on peut tenir longtemps. Mais pesonne n'est capable de faire des ascensions en montagne, de planter des pommes de terre, de couper du bois ou de faucher pendant plusieurs mois de façon trépidante. [...] À présent je prends le pas tranquille du paysan, même pour me rendre de la maison à l'étable. Le corps reste détendu et les yeux ont le temps de regarder. Une personne qui court n'a le temps de rien voir. »

X · 541 · Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 257.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« "Doyen Johannes, j'ai vécu toute ma vie dans la forêt et je te le dis : les génies, ça n'existe pas. Ce n'est pas d'eux qu'il faut avoir peur, mais des gens qui croient en eux. Et avec ton Dieu, c'est la même chose. Ce n'est rien d'autre que les génies sous un nouveau nom que les moines leur ont donné, comme ils iraient me donner un nouveau nom si je me laissais faire. Qu'est-ce que cela change ? Quel que soit le nom qu'on me donne, je reste le même, et il en est de même pour les génies, de quelque manière qu'on les nomme. Je ne joue pas à ce jeu. »

X · 540 · L'Homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk

Traduction de Jean-Pierre Minaudier, Paris : 2015, Le Tripode, "Météores", N°05, p. 351.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je me suis dit que c'était lui l'ancêtre et moi le jeune, car de nos jours les enfants naissent déjà vieux et c'est nous, les anciens, de leur apprendre à retrouver leur jeunesse. »

X · 538 · Le livre d'Ebenezer Le Page, Gerald Basil

Traduction de Jeanne Hérisson, Paris : 2022, Monsieur Toussaint Louverture, p. 605.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Encore une chose que je n'ai jamais comprise : si on y réfléchit, tout ce dont on a besoin pour subsister sort de la terre, ou y pousse, ou provient des bêtes qui vivent dessus, ou des créatures de la mer ; mais à Guernesey, c'est précisément ce qui ne rapporte rien et il faut se donner beaucoup de mal pour en vivre, et encore, seulement si les États vous aident, la plupart du temps. Si vous voulez gagner facilement de l'argent, il suffit de vendre des saloperies aux touristes en ville : machin de Guernesey et truc de Guernesey, des objets qui n'ont rien à voir avec Guernesey, sauf qu'il y a le mot *Guernesey* dessus et que je voudrais à aucun prix avoir chez moi. »

X · 538 · Le livre d'Ebenezer Le Page, Gerald Basil

Traduction de Jeanne Hérisson, Paris : 2022, Monsieur Toussaint Louverture, p. 474.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il y avait tant de lumière qu'on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jours mais engraissé d'ombre et d'une couleur bien plus fine. L'œil s'en réjouissait. L'apparence des choses n'était plus de cruauté mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 11.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le feu, le chant de l'eau, l'odeur du café étaient une maison beaucoup plus solide que la ferme. On pouvait s'abriter là-dedans beaucoup mieux que dans toutes les constructions de pierre. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 27.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« On a l'impression qu'au fond les hommes ne savent pas très exactement ce qu'ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes est accompagné d'une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c'est la bâtisse d'ombre qui compte. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 27.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La jeunesse, dit l'homme, c'est la joie. Et, la jeunesse, ce n'est ni la force, ni la souplesse, ni même la jeunesse comme tu disais : c'est la passion pour l'inutile.
"Inutile, ajouta-t-il en levant le doigt, qu'ils disent !" »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 39.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il avait neigé puis gelé pendant la nuit. Tout le pays était cristallin comme du beau verre. On entendait marcher la chaleur légère du soleil. Les branches craquaient, les herbes se penchaient, se déshabillaient de glace et se relevaient vertes. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 41.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l'herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d'or, épanouies, enfoncées dans les ténèbes et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, se retournait.
"Il fait un clair de toute beauté", se disait-il.
Il n'avait jamais vu ça.
Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d'osier. Ça n'était pas le vent. C'était tout simplement le ciel qui descendait jusqu'à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 9.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il y a une chose que je ne crois pas : c'est que volontairement on veuille que nous soyons malheureux. Je crois que tout est fait pour que tout le monde soit heureux. Je crois que notre malheur c'est comme une maladie que nous faisons nous-mêmes avec de gros chaud-et-froid, de la mauvaise eau et du mal que nous prenons les uns aux autres en nous respirant nos respirations. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 62.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'était le grand gel. Pendant la nuit, le vent du nord était venu. Il avait soufflé tout doucement, sans violence, à peine comme un homme qui respire. Mais sa force était dans le froid. Il avait déblayé le ciel. Il avait verni la neige. Il avait séché la dernière sève aux fentes des écorces. Il avait fait que la forêt était maintenant comme un grand bloc. Il avait verrouillé la terre. Il avait usé le ciel toute la nuit avec du froid, du froid et du froid, toujours neuf, toujours bien mordant, comme un qui luire le fond d'un chaudron à la paille de fer, et que maintenant le ciel était si pur et si glissant que le soleil n'osait presque pas bouger. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 67.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Alors, il avait été question d'argent [...]
"Ça sert à quelque chose ? avait dit Jourdan.
– Oui, avait dit Bobi, puisque tout autour de nous les hommes n'acceptent que ça en échange. Puisqu'il faut échanger pour avoir ce que nous n'avons pas encore, puisque nous sommes devenus si pauvres que nous ne pouvons plus tout faire par nous-mêmes. Il faut encore de l'argent. Mais, moins on pensera à lui, mieux ça vaudra." »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 96.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le samedi : le vent s'était mis à bouillir. C'était un vent tout jeune. Il emportait des nuages, des poussières, du soleil, de l'ombre, du froid et du chaud tous ensemble, comme dans un sac. Puis tout d'un coup il laissait tomber tout ça sur la terre et alors, tout ça libéré se remettait donc à sa place et on était ravi de voir bouger la jeunesse et la vigueur du printemps. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 112.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le soleil et un gros quart de ses rayons avaient réussi à forcer la jointure du ciel et de la terre. Un autre quart de rayon crevant les nuages passait sous trois tunnels de nacre et faisait flamber au plus profond de l'orage une mystérieuse caverne d'or, de soufre et de charbon. Des couleurs étaient suspendues dans l'air à des endroits où il n'y avait plus rien pour les tenir, sauf la trame légère d'une poussière de pluie. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 227.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Tu veux parler de quoi ?
– L'inquiétude. Toujours attendre. Toujours vouloir, avoir peur de ce qu'on a, vouloir ce qu'on n'a pas. L'avoir, et puis tout de suite avoir peur que ça parte. Et puis, savoir que ça va partir d'entre nos mains, et puis ça part d'entre nos mains. J'allais dire : "comme un oiseau qui s'échappe", non, comme quand on serre une poignée de sable, voilà. Ça, je crois que c'est obligé, qu'on l'a en naissant, comme les grenouilles qui en naissant ont un cœur trois fois plus gros que la tête. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 254.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je n'ai jamais rien demandé à personne parce que j'ai toujours peur qu'on n'accepte pas, et parce que je crains les affronts. Je ne suis rien, vous comprenez ? Mais j'ai beaucoup demandé à des choses auxquelles on ne pense pas d'habitude, auxquelles on pense, demoiselle, quand vraiment on est tout seul. Je veux dire aux étoiles, par exemple, aux arbres, aux petites bêtes, à de toutes petites bêtes, si petites qu'elles peuvent se promener pendant des heures sur la pointe de mon doigt. Vous voyez ? À des fleurs, à des pays avec tout ce qu'il y a dessus. Enfin à tout, sauf aux autres hommes, parce qu'à la longue, quand on prend cette habitude de parler au reste du monde, on a une voix un tout petit peu incompréhensible. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 157.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Moi, se dit-il, avec tout ce que j'ai passé ! Car enfin, s'il y avait des raisons au malheur, j'aurais dû être malheureux. Prudence ? Jamais prudence. Économie, ou l'avenir on pensera à ci et à ça ? Jamais. La passion pour l'inutile, se dit-il. La passion ! Inutile ? Inutile pour leur monde, mais dès qu'on sait que notre travail dans ce monde c'est de faire de la richesse pour les autres, est-ce que ça n'est pas précisément ça l'inutile, et si on discute, car je discute, je discute avec moi, donc si on discute, est-ce que ça n'est pas précisément l'utile, tout ce qui a été ma passion ? »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 194.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Alors je t'ai dit : "Regarde là-haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d'étoiles."
[...]
"Et si je t'avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles, ça n'était pas la première fois que tu en voyais, et ça n'avait aps guéri les lépreux cependant. Et si je t'avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l'avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t'ai dit : Orion-fleur de carotte, et d'abord tu m'as demandé : "Pardon ?" pour que je répète, et je l'ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
– Je me souviens, dit Jourdan à voix basse.
– Et tu étais déjà un peu guéri, dans la vérité.
–Oui", dit Jourdan.
Bobi laissa le silence s'allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n'avait envie de parler.
"De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit, si je le dis, tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le dis je le donne. Qu'est-ce qui vaut mieux ?"
Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
"Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c'est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l'a dit. Moi je dis que c'est ce que vous donnez qui vous fait riche. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 201.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le travail est devenu une puante saloperie. Comme si on l'avait crevé lui d'abord pour nous faire crever nous après en nous le faisant bouffer. Pourtant, c'est lui le beau vagabond aux cheveux couleur de queue de vache. Ce que tu fais n'est pas bête. Tu ne peux plus te servir du travail, il est pourri. Il n'est plus dans l'idéal, tu comprends ? Je veux dire qu'il n'est plus dans les belles choses. Alors, tu tires tes gens loin de là. Ça n'est pas bête. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 270.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il faudrait que la joie soit paisible. Il faudrait que la joie soit une chose habituelle et tout à fait paisible, et tranquille, et non pas batailleuse et passionnée. Car moi je ne dis pas que c'est de la joie quand on rit ou quand on chante, ou même quand le plaisir qu'on a vous dépasse le corps. Je dis qu'on est dans la joie quand tous les gestes habituels sont des gestes de joie, quand c'est une joie de travailler pour sa nourriture. Quand on est dans une nature qu'on apprécie et qu'on aime, quand chaque jour, à tous les moments, à toutes les minutes, tout est facile et paisible. Quand tout ce qu'on désire est déjà là. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 426.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La nuit était si noire, si lourde qu'elle n'avait ni profondeur ni mesure. On faisait un pas, vingt pas, cent pas, on était toujours au même endroit. Il n'y avait rien : ni bruit, ni forme, ni odeur.
La nuit abolissait toutes les douleurs parce qu'elle avait aboli le monde. Elle abolissait les douleurs les plus fortes, parce qu'elle était infinie, sans borne, ni mesure, ni commencement, ni fin. Elle donnait un contentement de nuage : un nuage qui est le ciel et qui se déplace dans le ciel. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 471.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il ne pouvait plus imaginer son propre corps, ni le sentir, comme on fait d'habitude. Dire : voilà mes bras, ma tête et mon ventre. Il avait une autre perception de lui-même. Il était un faisceau d'images. Il voyait des pays, plats comme des cartes à jouer, avec des arbres, des fermes, des champs et le serpent des routes aplatis en dessin sur le carton. Sur toutes ces cartes était la figure d'un homme ou d'une femme. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 479.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Pendant le jour, tout pouvait se supporter. Dès que le soir venait, le crops de mademoiselle Aurore se mettait à souffrir physiquement. Le cœur lui faisait mal. Une douleur à la pointe du cœur et qui augmentait à chaque battement pour devenir à la fin si forte qu'elle se répendait dans tout son corps, jusque dans le bout de ses doigts. Ni le velouté des feuilles, ni la paix du soir n'apportaient de soulagement. Elle avait beau rêver plus loin que la vie, elle n'apercevait pas d'espérance. Elle restait repliée sur elle-même à attendre le sommeil. Les champs de blé sentaient fort. Les soirs magnifiques calmaient tout le monde, sauf elle. Elle restait seule allumée dans la nuit. »

X · 530 · Que ma joie demeure, Jean Giono

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 460.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Au moins, lorsqu'on ne comprend pas, il y a mystère, on peut croire qu'il y a quelque chose de caché derrière et au fond, qui peut soudain sortir et tout changer, mais quand on a l'explication, il reste plus rien, que des pièces détachées. Pour moi, l'explication, c'est le pire ennemi de l'ignorance. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 16.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Je cherche quelque chose.
Elle ne m'a pas demandé quoi. Si je savais ce que je cherchais, c'était comme si je l'avais trouvé. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 40.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je n'arrive pas à me faire à l'idée, et pas seulement pour les vieilles personnes et monsieur Salomon, que j'aime tendrement, mais pour tous les terminus. Chuck m'explique que j'ai tort d'y penser tout le temps. Il dit que la mortalité est un truc sans issue et que c'est pas la peine. Ce n'est pas vrai. Je n'y pense pas tout le temps, au contraire, c'est la mortalité qui pense à moi tout le temps. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 102.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'ai toujours voulu être un salaud qui s'en fout sur toute la ligne et quand vous n'êtes pas un salaud c'est là que vous vous sentez un salaud, parce que les vrais salauds ne sentent rien du tout. Ce qui fait que la seule façon de ne pas se sentir un salaud c'est d'être un salaud. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 201.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – On commence à être jeune beaucoup trop tôt, Jeannot, et après, quand on a cinquante ans et qu'il faut changer d'habitude... [...] Ce n'est pas vrai qu'on vieillit, Jeannot, c'est seulement les gens qui exigent ça de vous. C'est un rôle qu'on vous fait jouer et on ne vous demande pas votre avis. [...] C'est très injuste. Quand vous êtes un musicien, le piano ou le violon, vous pouvez continuer jusqu'à quatre-vingt ans, on vous compte pas, mais quand vous êtes une femme c'est d'abord et toujours des chiffres. On vous compte. La première chose qu'ils font avec une femme, c'est de la compter. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 140.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'étais claqué, j'avais envie de me lever et de tout changer, de prendre les choses en main et de sauver le monde, du début jusqu'à la fin, en réparant tout depuis le début qui a été mal fait jusqu'au présent et qui n'a pas été sans causer des torts, et de revoir tout ça en détail, en bricolant des améliorations, de revoir tout en détail, tous les douze volumes de l'Histoire universelle, et de les sauver tous jusqu'au dernier des goélands. Ça ne pouvait pas durer dans l'état où ça trouvait. J'allais retrousser mes manches de bricoleur et je reprendrais ça depuis le début et je répondrais à tous les SOS qui se sont perdus dans la nature depuis les tous premiers jours et je les dédommagerais avec ma générosité proverbiale et leur rendrais justice et je serais le roi Salomon, le vrai, pas le roi du pantalon et du prêt-à-porter ni celui qui coupe les enfants en deux, mais le vrai, le vrai roi Salomon comme c'est pas permis et à tous égards et je prendrais les choses en main et je ferais pleuvoir sur leurs têtes mes bienfaisances et mon salut public. »

X · 529 · L'Angoisse du roi Salomon, Émile Ajar, Romain Gary

Paris : 1979, Gallimard, "Folio", N°1797, p. 340.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Quand on arrive à mi-chemin, les lampadaires s'allument, ils longent la route entière de leurs lumières immobiles et persistantes, veillant sur l'être humain qu'ils privent d'étoiles et d'horizon, occultant la vue. »

X · 528 · D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, Kalman Stefansson

Traduction d'Éric Boury, Paris : 2015, Gallimard, "Folio", N°6267, p. 15.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Puis ils prennent la mer, ou peut-être faut-il dire qu'ils entrent dans le clair de lune : il existe tant de mondes que nous ne saurions les compter, et aucun d'entre eux n'est plus réel que les autres. »

X · 528 · D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, Kalman Stefansson

Traduction d'Éric Boury, Paris : 2015, Gallimard, "Folio", N°6267, p. 227.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le problème est que personne n'est capable de marcher sur la mer, c'est d'ailleurs pourquoi les poissons n'ont pas de pieds. »

X · 528 · D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, Kalman Stefansson

Traduction d'Éric Boury, Paris : 2015, Gallimard, "Folio", N°6267, p. 408.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La vie de l'être humain est au mieux constituée de quelques notes isolées qui ne forment aucune mélodie, des sons engendrés par le hasard, mais pas une musique – est-ce donc la raison pour laquelle nous vous apostrophons en vous racontant l'histoire de ces générations et en balayant cette centaine d'années, telle anecdote, telle plante, telle comète, telle chanson de variété, tout un palmarès musical du bout du monde, est-ce pour cette raison que nous tenions à ce que vous sachiez qu'un jour, Margret était nue sous sa robe américaine, que ses seins étaient petits, mais fermes, que ses jambes longues, funes et robustes ont étreint les hanches d'Oddur, afin que vous sachiez et que, de préférence, vous n'oubliiez jamais que tout le monde a un jour été jeune, afin que vous compreniez que tous autant que nous sommes, un jour viendra où nous brûlerons, consumés de passion, de bonheur, de joie, de justice, de désir, parce que c'est ce feu-là qui illumine la nuit, qui maintient à distance les loups de l'oubli, afin que vous n'oubliiez pas qu'il faut vivre et ressentir, que vous ne soyez pas transformés en un cadre sur le mur, un fauteuil dans un salon, un meuble devant une télévision, un objet qui regarde l'écran de l'ordinateur, inerte, afin que vous ne deveniez pas celui qui ne remarque rien ou presque, que vous ne somnoliez pas au point d'être la marionnette du pouvoir ou d'intérêts partisans, que vous ne deveniez quantité négligeable, anesthésié, au mieux une petite goutte d'huile dans un mystérieux rouage. Brûlez, afin que le feu ne faiblisse pas, ni ne périsse, ne refroidisse, afin que le monde ne devienne pas un lieu froid : la face cachée de la lune. »

X · 528 · D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, Kalman Stefansson

Traduction d'Éric Boury, Paris : 2015, Gallimard, "Folio", N°6267, p. 391.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les plus vieux écrits de ce monde, ceux qui sont si anciens qu'ils ne sauraient mentir, affirment que le destin habite les aurores et qu'il convient donc de s'armer de précautions au réveil : caresser une chevelure, trouver les mots qu'il faut, prendre le parti de la vie.
Et il est vrai qu'à l'aube, nous ressemblons parfois à une plaie ouverte. Nous sommes fragiles et désarmés et tout tient au premier mot prononcé, au premier soupir, à la manière dont tu me regardes quand tu t'éveilles, dont tu me considères au moment où j'ouvre les yeux pour m'arracher au sommeil, cet univers étrange où nous ne sommes pas toujours nous-mêmes, où nous trahissons ceux que jamais nous ne pourrions imaginer trahir, où nous accomplissons d'héroïques prouesses, cet univers où nous volons, où les défunts revivent et où les vivants périssent. On dirait parfois que nous entrevoyons l'autre versant du monde, qu'il se livre à nous dans une autre version, comme q'il entendait par là nous rappeler que nous ne sommes pas forcément celui ou celle que nous devrions être, que la vie a mille facettes et qu'il n'est – hélas et Dieu merci – jamais trop tard pour s'engager sur une voie nouvelle, un chemin imprévu. Puis nous nous réveillons, si fragiles, désarmés et à fleur de peau que tout est suspendu à nos premiers soupirs. Le jour tout entier, la vie toute entière peut-être. »

X · 528 · D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds, Kalman Stefansson

Traduction d'Éric Boury, Paris : 2015, Gallimard, "Folio", N°6267, p. 397.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Voilà la plus grande méprise au sujet des hommes : parce qu'ils s'occupent de l'argent, parce qu'ils peuvent embaucher quelqu'un et le licencier ensuite, parce qu'eux seuls remplissent des assemblées et sont élus au Congrès, tout le monde croit qu'ils ont du pouvoir. Or, les embauches et les licenciements, les achats de terre et les contrats de coupe, le processus complexe pour faire adopter un amendement constitutionnel – tout ça n'est qu'un écran de fumée. Ce n'est qu'un voile pour masquer la véritable impuissance de l'homme dans l'existence. Ils contrôlent les lois, mais à bien y réfléchir, ils sont incapables de se contrôler *eux-mêmes*. Ils ont échoué à faire une analyse pertinente de leur propre esprit et ce faisant, ils sont à la merci de leurs passions versatiles ; les hommes, bien plus que les femmes, sont mus par de mesquines jalousies et le désir de mesquines revanches. Parce qu'ils se complaisent dans leur pouvoir immense mais superficiel, les hommes n'ont jamais tenté de se connaître, contrairement aux femmes qui, du fait de l'adversité et de l'assouvissement apparent, ont été forcées de comprendre le fonctionnement de leur cerveau et de leurs émotions. »

X · 527 · Blackwater I - La Crue, Michael McDowell

Traduction de Yoko Lacour avec la participation de Hélène Charrier, Paris : Monsieur Toussaint Louverture, 2022, p. 182.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« This book, like most of my books and stories, was a surprise. I began to learn the nature of such surprises, thank God, when I was fairly young as a writer. Before that, like every beginner, I thought you could beat, pummel, and thrash an idea into existence. Under such treatment, of course, any decent idea folds up its paws, turns on its back, fixes its eyes on eternity, and dies.
It was with great relief, then, that in my early twenties I floundered into a word-association process in which I simply got out of bed each morning, walked to my desk, and put down any word or series of words that happened along in my head.
I would then take arms against the word, or for it, and bring on an assortment of characters to weigh the word and show me its meaning in my own life. A hour or two later, to my amazement, a new story would be finished and done. The surprise was total and lovely. I soon found out that I would have to work this way for the rest of my life. »

X · 522 · Dandelion Wine, Ray Bradbury

New York : Bantam Books, 1976 (The Grand Master Editions), p. 7.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mes plantations de cactées, je m'en aperçois maintenant, sont disposées comme une narration : largement, avec des lacunes qui de tous côtés sont comblées par la narration. »

X · 521 · D'une Allemagne à l'autre, Günter Grass

P. 32

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Tous les printemps qui lui restaient à vivre sur cette terre lui rappelleraient les premiers qu'elle avait vécus à l'éveil de sa compréhension, quand, pendant un moment fugitif, la vie brillait sur elle avec bienveillance, et qu'elle entrevoyait qu'il existait autre chose au-dessus de tout ce qui se passait, au-dessus de sa peur et du fouet de son papa sur des dos d'hommes si vieux que chacun d'entre eux aurait pu être son grand-père, et du malheur de sa mère, et des chants venus du fond de l'âme dans le coton blanc, quand toute cette blancheur semblait enfouir ceux qui travaillaient là, les y noyer, comme si le coton était une eau dont ils ne pouvaient pas sortir — au-dessus de tout cela, et échappant à cette règle, de telle sorte qu'il semblait à la petite enfant qu'elle était que le vrai maître, le maître pour de bon, disait, Je suis venu, petite, pour te faire savoir qu'il y a plus que tout cela, comme je te montre ces petites fleurs qui naissent partout pour que tu les regardes et que tu sentes leur parfum et que tu voies que ton papa n'y peut rien. »

X · 520 · La Marche, E. L. Doctorov

P. 255

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Rien n'égale la timidité de l'ignorance, si ce n'est la témérité. Quand l'ignorance se met à oser, c'est qu'elle a en elle une boussole. Cette boussole, c'est l'intuition du vrai, plus claire parfois dans un esprit simple que dans un esprit compliqué.
Ignorer invite à essayer. L'ignorance est une rêverie, et la rêverie curieuse est une force. Savoir déconcerte parfois et déconseille souvent. »

X · 517 · Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo

P. 384

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« De ce qu'il lui était arrivé plusieurs fois de trouver dans l'eau de mer parfaitement limpide d'assez gros animaux inattendus, de formes diverses, de l'espèce méduse, qui, hors de l'eau, ressemblaient à du cristal mou, et qui, rejetés dans l'eau, s'y confondaient avec leur monde, par l'identité de diaphanéité et de couleur, au point d'y disparaître, il concluait que, puisque des transparences vivantes habitaient l'eau, d'autres transparences, également vivantes, pouvaient bien habiter l'air. Les oiseaux ne sont pas les habitants de l'air ; ils en sont les amphibies.
Gilliatt ne croyait pas à l'air désert. Il disait : puisque la mer est remplie, pourquoi l'atmosphère serait-elle vide ? Des créatures couleur d'air s'effaceraient dans la lumière et échapperaient à notre regard ; qui nous prouve qu'il n'y en a pas ? L'analogie indique que l'air doit avoir des poissons comme la mer a les siens ; ces poissons de l'air seraient diaphanes, bienfait de la prévoyance créatrice pour nous comme pour eux ; laissant passer le jour à travers leur forme et ne faisant point d'ombre, et n'ayant pas de silhouette, ils resteraient ignorés de nous, et nous n'en pourrions rien saisir. Gilliat imaginait que si l'on pouvait mettre à sec l'atmosphère, et que si l'on pêchait l'air comme on pêche les étangs, on y trouverait une foule d'êtres surprenants. Et, ajoutait-il dans sa rêverie, bien des choses s'expliqueraient.
La rêverie, qui est la pensée à l'état de nébuleuse, confine au sommeil, et s'en préoccupe comme de sa frontière. L'air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l'inconnu : mais au-delà s'offre la vaste ouverture du possible. Là d'autres êtres, d'autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. »

X · 517 · Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo

P. 110

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le vent est plein de ce mystère. De même que la mer. Elle est aussi compliquée ; sous ses vagues de forces, qu'on ne voit pas. Elle se compose de tout. De tous les pêle-mêle, l'océan est le plus indivisible et le plus profond.
Essayez de vous rendre compte de ce chaos, si énorme qu'il aboutit au niveau. Il est le récipient universel, réservoir pour les fécondations, creuset pour les bifurcations. Il amasse, puis disperse ; il accumule, puis ensemence ; il dévore, puis crée. Il reçoit tous les égouts de la terre, et il les thésaurise. Il est solide dans la banquise, liquide dans le flot, fluide dans l'effluve. Comme matière il est masse, et comme forme il est abstraction. Il égalise et marie les phénomènes. Il se simplifie par l'infini dans la combinaison. C'est à force de mélange et de trouble qu'il arrive à la transparence. La diversité soluble se fonde dans son unité. Il a tant d'élément qu'il est l'identité. Une de ses gouttes, c'est tout lui. Parce qu'il est plein de tempêtes, il devient l'équilibre. »

X · 517 · Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo

P. 338

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« It was purple dusk, that sweet tune when the day's sleeping is over, and the evening of pleasure and conversation has not begun. The pine trees were very black against the sky, and all objects on the ground were obscured with dark; but the sky was as mournfully black as a memory. »

X · 514 · Tortilla Flat, John Steinbeck

P. 19

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Time is more complex near the sea than in any other place, for in addition to the circling of the sun and the turning of the seasons, the waves beat out the passage of time on the rocks and the tides rise and fall as great clepsydra. »

X · 514 · Tortilla Flat, John Steinbeck

P. 126

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Clocks and watches were not used by the paisanos of Tortilla Flat. Now and then one of the friends acquired a watch in some extraordinary manner, but he kept it only long enough to trade it for something he really wanted. Watches were in good repute at Danny's house, but only as media of exchange. For practical purposes, there was the great golden watch of the sun. It was better than a watch, and safer, for there was no way of diverting it to Tornelli.
In the summer when the hands of a clock point to seven, it is a nice time to get up, but in the winter the same time is of no value whatever. How much better is the sun! When he clears the pine tops and clings to the front porch, be it summer or winter, that is the sensible time to get up. That is a time when one's hands do not quiver nor one's belly quake with emptiness. »

X · 514 · Tortilla Flat, John Steinbeck

P. 115

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Parce qu'ils n'accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n'ont pas besoin d'occuper le temps, de justifier, d'analyser, de qualifier le temps qui passe : ils sont et cela leur suffit. Il faut garder à l'esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu'ils aient une mémoire, les animaux s'inscrivent dans le présent. Il n'ont pas besoin d'occuper leur temps, ils n'ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe.
Comment la sélection naturelle tolère-t-elle l'inutile ? Le gaspillage de temps et d'énergie est-il acceptable ? Oui, la nature est gaspilleuse, généreuse à l'infini et la sélection naturelle ne fait rien pour arranger les choses. Elle garde ce qui favorise la reproduction, mais elle n'élimine pas ce qui ne sert à rien. Elle conserve même des organes, des gènes, des comportements handicapants, si cela n'affecte pas la reproduction, car elle ne sélectionne pas organe par organe, gène par gène, comportement par comportement, elle sélectionne l'équipe "morphologie-physiologie-comportement social" et, si l'équipe se reproduit avec succès, même les tares sont conservées. Il faut renoncer à trouver une utilité à tout ce qui existe. »

X · 510 · Le Retour de Moby Dick, François Sarano

P. 113

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« I write science-fiction, and science-fiction isn't about the future. I don't know any more about the future than you do, and very likely less. [...]
I am not predicting, or prescribing. I am describing. I am describing certain aspects of psychological reality in the novelist's way, which is by inventing elaborately circumstantial lies.
In reading a novel, any novel, we have to know perfectly well that the whole thing is nonsense, and then, while reading, believe every word of it. Finally, when we're done with it, we may find — if it's a good novel — that we're a bit different from what we were before we read it, that we have changed a little, as if by having met a new face, crossed a street we never crossed before. But it's very hard to say just what we learned, how we were changed.
The artist deals with what cannot be said in words. The artist whose medium is fiction does this *in words*. The novelist says in words what cannot be said in words.
Words can be used paradoxically because they have, along with a semiotic usage, a symbolical or metaphorical usage. (They also have a sound — a fact the linguistics positivists take no interest in. A sentence or a paragraph is like a chord or harmonic sequence in music: its meaning may be more clearly understood by the attentive ear, even though it is read in silence, rather than by the attentive intellect.)
All fiction is metaphor. Science-fiction is metaphor. What sets it apart from older forms of fiction seems to be its use of new metaphors, drawn from certain great dominants of our contemporary life — science, all the sciences and technology, and the relativistic and the historical outlooks, among them. Space travel is one of these metaphors ; so is an alternative society, an alternative biology ; the future is another. The future, in function, is a metaphor.
A metaphor for what?
If I could have said it non-metaphorically, I would not have written all these words, this novel ; and Genly Ai would never have sat down at my desk and used up my ink and typewriter ribbon in informing me, and you, rather solemnly, that the truth is a matter of the imagination. »

X · 508 · The left hand of darkness, Ursula K. Le Guin

P. 20

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« How does one hate a country, or love one? [...] I know people, I know towns, farms, hills and rivers and rocks, I know how the sun at sunset in autumn falls on the side of a certain plowland in the hills; but what is the sense of giving a boundary to all that, of giving it a name and ceasing to love when the name ceases to apply? What is love of one's country; is it hate of one's uncountry? Then it's not a good thing. Is it simply self-love? That's a good thing, but one mustn't make a virtue of it, or a profession... Insofar as I love life, I love the hills of the Domain of Estre, but that sort of love does not have a boundary-line of hate. And beyond that, I am ignorant, I hope. »

X · 508 · The left hand of darkness, Ursula K. Le Guin

P. 212

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La pleine lune, déjà bien haute à l'est dans un ciel dégagé, enveloppait la colline solitaire de sa clarté. Les hommes n'ont pas conscience que le jour n'est pas ce qui chasse la nuit. Pour eux, même lorsqu'elle est voilée de nuages, la présence du soleil est l'état naturel de la terre et du ciel. Quand ils pensent aux collines, ils ne les imaginent pas dans l'obscurité, de même qu'ils ne se représentent jamais un lapin sans fourrure. Ils oublient le squelette sous la chair, il oublient le clair de lune et prennent le jour pour acquis, alors que celui-ci ne fait pas partie des collines. Le clair de lune est inconstant, il décroît puis croît à nouveau. Les nuages peuvent l'obscurcir bien plus qu'ils n'obscurcissent le soleil. On ne peut vivre sans eau, mais on peut se passer de cascades. Elles sont jolies, elles sont un luxe. On a besoin du jour, il est donc utile, mais pas du clair de lune. Quand il descend, il ne satisfait aucun besoin. Il transforme. »

X · 505 · Watership Down, Richard Adams

P. 201

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« — Ce sera fini bientôt. Peut-être le printemps prochain. Et alors, je te jure, plus de haine, plus de tuerie. Tu verras. La paix, la construction d'un monde nouveau... tu verras.
— Il était assis sur la glace, dit Janek, avec ses patins et son écharpe si gaie autour du cou — et c'est sûrement sa mère ou sa fiancée qui la lui a tricotée —, il n'était pas plus vieux que toi. Il ne m'a même pas regardé. Il acceptait, il avait simplement baissé la tête et il attendait le coup. J'ai bien visé, et j'ai tiré.
— Tu ne pouvais rien faire d'autre, Janek. C'est leur faute. Ce sont eux qui ont déclenché ces horreurs.
— Il y a toujours quelqu'un pour les déclencher, dit Janek avec colère. Tadek Chmura avait raison. En Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c'est là qu'on reçoit la meilleure éducation — de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s'instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c'est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tête, et en attendant que ça vienne. »

X · 504 · Education européenne, Romain Gary

P. 272

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Elle dit qu'auparavant elle s'était seulement intéressée à l'être intérieur des gens, leur caractère et ce qui se passait en eux, mais durant cet été, elle commença à éprouver le désir d'exprimer le rythme du monde invisible.
Ce fut une transformation lente et pénible, elle regardait, elle écoutait et elle décrivait. Elle a toujours été et elle est toujours tourmentée par le problème des relation entre l'être extérieur et l'être intérieur. Une des questions qui la préoccupe toujours dans la peinture est la difficulté que l'artiste éprouve à *représenter* l'être humain et qui finit par l'entraîner à composer des natures mortes, car après tout, l'essence de l'être humain se dérobe à la peinture. »

X · 503 · Autobiographie d'Alice Toklas, Gertrude Stein

P. 129

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Elle fit toute sortes d'expériences et de tentatives pour arriver à décrire. Elle essaya d'inventer des mots, mais elle y renonça vite. La langue anglaise était sa matière, et il fallait accomplir sa tâche, résoudre ce problème au moyen de l'anglais ; l'emploi de mots fabriqués la choquait, c'était s'abandonner à l'émotionnalisme imitatif. »

X · 503 · Autobiographie d'Alice Toklas, Gertrude Stein

P. 130

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Dernièrement je me suis rendue compte que chaque fois que je rencontrais quelqu'un, j'en concluais que ça lui ferait pas de mal d'être aidé, mais sans attendre, hein, qu'il allait falloir sérieusmeent s'occuper de sa santé mentale, et comme c'était à chaque fois je me suis dit que c'était normal, que tout le monde fasse son petit lot de séances chez un psy, que c'était comme se brosser les dents.
Et ce n'est pas normal.
Ce n'est pas normal que tout le monde soit cinglé. »

X · 500 · Un hamster à l'école, Nathalie Quintane

P. 134

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Du moment que ça libère l'esprit de ce qu'on *voudrait* dire et laisse place à ce qu'il *faudrait* dire, ce que le poème attend de toi ce que tu dises, tout ce qui contribue à s'extraire du personnel est le bienvenu. »

X · 499 · Trois leçons de poétique, Jack Spicer

P. 48

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Qu'une chose qui va se produire demain soit aujourd'hui dans le poème n'a rien de plus mystérieux qu'une chose qui s'est produite hier et qui est dans le poème aujourd'hui. Je veux dire que le futur, le passé et le présent sont en quelque manière enchevêtrés. »

X · 499 · Trois leçons de poétique, Jack Spicer

P. 51

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La troisième étape arrive je crois quand vous commencez à comprendre qu'il y a une différence entre vous et le Dehors de vous qui écrit des poèmes, lorsque vous vous sentez moins fier du poème que vous venez d'écrire et savez sacrément bien qu'il appartient à quelqu'un d'autre, que votre femme a eu l'enfant d'un autre père, et que cette femme là est à l'intérieur de vous, ce qui ruine complètement la métaphore.
Mais alors vous commencez à voir si vous pouvez vous débarrasser votre esprit des choses qui sont vous, les choses que vous voulez, et tout le reste. C'est parfois une lutte de douze heures pour obtenir un poème de dix vers, sans en changer un seul mot à mesure que vous l'écriviez, mais tout du long en cherchant à distinguer entre vous et le poème. La distinction absolue entre le Dehors et l'intérieur.
C'est là qu'apparaît l'analogie avec le medium, qu'initia Yeats, et que Cocteau dans *Orphée*, dans la pièce comme dans le film, matérialisa dans un auto-radio, mais qui pour l'essentiel est la même chose. À savoir qu'essentiellement vous êtes quelque chose à l'intérieur de quoi se produit une transmission, et plus vous tiendrez votre esprit à distance de vous, et plus aussi vous exercerez de censure — car il y aura toutes sortes de choses qui viendront de votre esprit, des choses que vous désirez, qui foutront le poème en l'air. »

X · 499 · Trois leçons de poétique, Jack Spicer

P. 9

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La chose importante, c'est qu'on [le poète] n'est pas l'émetteur. On est le récepteur. Quand on est bon, on peut devenir aussi vide qu'un tube de radio ou qu'un transistor, ça dépend de ce qu'on utilise, et le message est reçu. Le message peut ne pas être important. Une grande partie de ce qui est reçu est sans importance, en tout cas à moi ça ne me semble pas important. Mais si vraiment ça passe, je le lis et relis pour voir si c'est important. Le fait qu'on n'ait rien à en faire, qu'on ne fait rien de plus que relayer quelque chose, ça ne me semble pas particulièrement perturbant. En tout cas, ça ne me perturbe pas. »

X · 499 · Trois leçons de poétique, Jack Spicer

P. 88

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Sans doute que nous avons chacun dans le ventre un puits creusé jusqu'aux fonds paradoxaux où l'air est tellement humide que rien ne cicatrise, où tout ce qui pèse s'enfonce indéfiniment dans un sol incertain entre la vase et la terre, où les morts tombent lentement pendant que les premiers petits hommes enveloppés de glaise remontent, roulés sur eux-mêmes, à l'intérieur de bulles bleues. »

X · 498 · Carnivale, Nicole Caligaris

P. 34

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Moi, je ne m'attache qu'aux noms et aux visages ; je les accumule comme des amulettes contre le désastre. Je choisis au fond de la salle un visage inconnu et j'ai du mal à boire mon thé quand celle dont j'ignore le nom vient s'asseoir en face. Je tousse. Je vacille sous la violence de l'émotion. J'imagine ces gens sans nom et sans tache qui m'observent derrière les buissons. Je saute haut pour susciter leur admiration. La nuit, dans mon lit, je provoque leur émerveillement. Je meurs souvent, percée de flèches, pour gagner leurs larmes [...]. C'est pourquoi je déteste les glaces qui me montrent mon vrai visage. Seule, je tombe souvent dans le néant. Il faut que je pose doucement le pied pour ne pas glisser au bord du monde. Que je heurte le bois dur d'une porte pour revenir à mon corps. »

X · 497 · Les Vagues, Virginia Woolf

P. 65

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Quand nous nous réunissons et que les bords de la rencontre sont encore coupants, il y a toujours quelqu'un qui refuse d'être submergé, dont on peut enfouir l'identité sous la sienne. »

X · 497 · Les Vagues, Virginia Woolf

P. 203

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] je suis loin de pouvoir élargir les cercles d'une compréhension qui embarrasserait enfin (j'en rêve en tombant du bord de la terre, la nuit, lorsque mon lit flotte en suspens) le monde entier car il faut en passer par les bouffonneries de l'individuel. Cela commence quand vous me jetez à la tête vos enfants, vos poèmes, vos engelures, tout ce que vous faites, et subissez. Mais je suis sans illusion. Après avoir été sollicitée de toutes parts, fouillée, déchirée, je tomberai seule au travers du draps mince dans des abîmes de flammes. Vous ne m'aiderez pas. Plus cruels que les anciens tortionnaires, vous me laisserez tomber et quand je serai tombée, vous me mettrez en pièces. Pourtant il y a des moments où les parois s'amincissent ; où la pensée absorbe tout et j'imagine que nous soufflerions une bulle si immense que le soleil pourrait s'y coucher, se lever, et larguant ainsi les amarres, avec le bleu de midi et le noir de minuit, nous échapperions à ici et maintenant. »

X · 497 · Les Vagues, Virginia Woolf

P. 213

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut *que son sommet soit inacessible, mais sa base accessible* aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être *unique* et elle doit *exister géographiquement*. La porte de l'invisible doit être visible. »

X · 496 · Le Mont Analogue, René Daumal

P. 14

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il n'avait pas peur de se taire quand il n'y avait rien à dire, ni de réfléchir avant de parler. En rapportant maintenant notre conversation, je crains d'avoir donné l'impression qu'il discourait sans arrêt ; en réalité, ses récits et ses confidences étaient peuplés de longs silences, et souvent aussi j'avais pris la parole ; je lui avais raconté, à grands traits, ma vie jusqu'à ce jour, mais cela ne vaut pas la peine d'être reproduit ici ; et quant aux silences, comment raconter des silences au moyen de mots ? Seule la poésie pourrait le faire. »

X · 496 · Le Mont Analogue, René Daumal

P. 30

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Cela, c'était la deuxième question à résoudre. J'y suis parvenu en suivant toujours le même principe, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. Cette méthode, je vous le dis en passant, m'a toujours réussi, dans tous les domaines. »

X · 496 · Le Mont Analogue, René Daumal

P. 59

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les différentes branches de la symbolique formaient depuis longtemps mon étude favorite — je croyais naïvement y comprendre quelque chose — et par ailleurs, j'aimais la montagne en alpinisme, passionnément. La rencontre de ces deux centres d'intérêt, si différents, sur le même objet, la montagne, avait coloré de lyrisme certains passages de mon article. (De telles conjonctions, si incongrues qu'elles puissent paraître, sont pour beaucoup dans la genèse de ce qu'on appelle vulgairement poésie ; je livre cette remarque à titre de suggestion, aux critiques et aux esthéticiens qui s'efforcent d'éclairer les dessous de cette mystérieuse sorte de langage). »

X · 496 · Le Mont Analogue, René Daumal

P. 10

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Quelles questions nous permettent de réfléchir à d'autres questions ? Quelles histoires racontons-nous lorsque nous racontons d'autres histoires ? Quels noeuds nouent d'autres noeuds ? Quelles pensées posent des pensées ? Queslles descriptions décrivent des descriptions ? Quels liens font des liens ? Tout cela compte. Quelles histoires font des mondes ? Quels mondes font des histoires ? Cela compte aussi. »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 25

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Chaque fois qu'un récit m'aide à me souvenir de ce que je croyais connaître, ou m'initie à quelque nouveau savoir, il y a ce muscle, fondamental pour que l'épanouissement devienne une préoccupation, qui fait une petite séance d'aérobic. Ce genre d'exercice est bon pour la pensée collective. Il permet aussi de mieux se mouvoir dans la complexisté. Chaque fois que je cherche à comprendre comment un noeud s'est formé et que j'y ajoute quelques fils – qui finissent par devenir essentiels à la trame, même si leur présence semblait d'abord fantaisiste – il m'apparaît plus clair que "vivre avec le trouble", un trouble inévitable quand on fait des mondes complexes, est le nom du jeu qui consiste à bien vivre et à bien mourir ensemble sur Terra, à Terrapolis. »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 50

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Personne ne vit partout, tout le monde vit quelque part. Rien n'est lié à tout, tout est lié à quelque chose*.

\*Le genre de philosophie écologiste holistique insistant sur l'idée que "tout serait lié à quelque chose" ne nous sera ici d'aucune aide. Nous dirons plutôt que chaque chose est liée à *quelque* autre *chose*, qui est elle-même liée à quelque autre chose. Même s'il est possible que nous soyons *en dernière analyse*, tous liés les uns aux autres, la spécificité et la proximité des connexions (*avec qui nous sommes liés et dans quelle mesure*) sont importantes. C'est au sein même de ces relations qu'adviennent la vie et la mort[...]
-> Thom Van Dooren, *Flight Ways: life and loss at the Edge of Extinction* »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 56

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Que signifie renoncer à la capacité de penser ? L'ère que l'on nomme Anthropocène est celle d'une urgence qui concerne une multitude d'espèces, dont l'espèce humaine. C'est une époque caractérisée par les extinctions de masse, par le déferlement des désastres et dont les aspects imprévisibles sont stupidement connus pour inconnaissables. C'est aussi une époque du refus : refus de savoir, refus de cultiver la respons(h)abilité, refus d'être présent dans et face à la catastrophe qui vient. Jamais on n'a autant détourné le regard. Parler, en ce sens, d'une époque "sans précédent" c'est assurément – et compte tenu de ce qui a pu se passer au cours des siècles précédents – faire référence à quelque chose de presque inimaginable. Mais comment penser l'urgence de cette situation *sans* avoir recours aux mythes complaisants et autoréalisateurs de l'apocalypse ? Chaque fibre de notre être fait partie, et même s'avère complice, du tissu des processus, qui doivent, d'une manière ou d'une autre, être combattus et réorganisés. Récursivement, la figure est entre nos mains, qu'on l'ait voulu ou non. Penser nous devons : ainsi faut-il répondre à la confiance de la main tendue. »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 67

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ursula Le Guin écrivait ainsi : "C'est avec un certain sentiment d'urgence que je cherche la nature, le sujet, les mots de l'autre histoire, celle qui n'a pas encore été racontée, l'histoire de la vie". »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 75

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Nous tissons des liens, nous connaissons, nous pensons, nous formons des mondes, nous racontons des histoires grâce (et avec) d'autres histoires, d'autres mondes, d'autres connaissances, d'autres pensées, d'autres inspirations. Toutes les bestioles de Terra en font ainsi – dans leur diversité effrontée et dans tout ce qui, dans leurs mones de spéciation et au moyen des noeuds qu'elles forment, brise les catégories. D'autres mots pourraient être employés pour décrire la même chose : matérialisme, évolution, écologie, sympoïèse, histoire, savoirs situés, performances cosmologiques, animisme, univers en formation à travers les sciences et les arts... Cette liste pourrait encore se voir complétée par toutes les contaminations et les infections qu'évoque chacun de ces termes. Les bestioles sont en jeu les unes avec les autres, dans chaque mélange, dans chaque brassage de ce tas de compost qu'est Terra. »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 188

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Dans les mondes occidentaux, comme partout ailleurs, les femmes ont rarement été incluses dans la formation patrilinéaire de la pensée – et assurément pas dans celle qui décide d'entrer (de nouveau) en guerre. Pouquoi Virginia Woolf, ou tout autre femme (ou homme, du reste) aurait-elle dû être fidèle à de telles lignées et avoir leurs exigences de sacrifice ? L'infidélité semble le moins que nous puissions exiger de nous-mêmes ! [...]
Nous devons "oser faire relais, c'est-à-dire créer, fabuler, pour ne pas désespérer. Pour induire une transformation, peut-être, mais sans loyauté artificielle qui rassemblerait "au nom d'une cause", aussi estimable soit-elle."*

\*Vinciane Despret et Isabelle Stengers, *Les Faiseuses d'histoire* »

X · 495 · Vivre avec le trouble, Donna Haraway

P. 280

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La retraite au sens plein ne se réduit pas à garantir une assurance maladie ou une pension d'invalidité. C'est aussi l'expérience d'un autre temps et d'un autre rythme que celui du travail productif. Et c'est là d'ailleurs le sens plus général du terme *retraite*. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 55

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Si nous voulons nous mobiliser, il faudra bien basculer dans la réalité physique des corps et des lieux. Mais comment se saisir du monde quand nous-mêmes nous en sommes détournés et qu'il a pris les dimensions effrayantes d'une planète dont on annonce la fin prochaine ? Comment, simplement, habiter à nouveau les lieux qui nous entourent quand ils ont été progressivement désertés, pour être finalement supprimés par le seul espace qui nous reste : celui intersidéral et virtuel de la compétition entre atomes ? »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 64

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Voici ce que beaucoup de ceux qui se disent d'accord avec nous proposent finalement : continuer à se laisser détruire à petit feu et tenter de limiter les dégâts pour soi-même et pour les siens. À écouter ces discours paralysants, qui déploient beaucoup d'efforts pour dépotentialiser nos forces, je me dis que, ce qui ne va pas, c'est notre rapport au temps. À la destruction de l'espace, vidé de tous ses lieux, s'ajoute la démolition du temps, détruit dans ses trois dimensions. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 82

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Derrière la fin de l'histoire s'est révélée l'imminence de la fin du monde. Impossible à récapituler dans une histoire cohérente, le passé semble dès lors s'enfoncer inexorablement dans la nuit de l'oubli, et le présent se mue en une suite d'instants atomiques, dans lesquels il s'agit juste, pour chaque corps isolé, d'assurer sa survie et, dans le meilleur des cas, celle de son foyer confiné. Mais ce processus ne détruit pas seulement la politique. Ce qu'il détruit, c'est ce que Kant appelait les "conditions de possibilités" de l'apparition des phénomènes eux-mêmes : à savoir l'espace et le temps. À l'heure où l'espace et le temps sont supprimés, plus aucun événement, au fond, ne peut nous arriver. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 84

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Puisque toutes ces friches ont été détruites, il ne nous reste que deux lieux de repli. Celui de l'enseignement où l'on a encore non seulement le droit, mais le devoir de se poser ensemble des questions. Et celui de l'écriture et de la lecture, et notamment du livre, où l'on retrouve enfin du temps et de l'espace pour tenter d'affronter, avec nos lecteurs à venir, ce qui nous inquiète et ce qui nous menace. Faire de la lecture et de l'écriture, de nos livres, de ces activités qui nous isolent et nous séparent physiquement du reste du monde, ce qui nous ferait basculer enfin, en chair et en os, dans une vie collective, partagée avec d'autres corps vivants, n'est-ce pas au fond l'une des questions qui se posent à tous ceux qui vivent en lisant et en écrivant ? »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 90

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Reconstruire la philosophie suppose non seulement de relier la pensée au corps et à ses affects, mais de raccorder notre système nerveaux central à nos mains, qui ont pour tâche de manipuler la matière du monde pour transformer nos environnement. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 93

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Si notre mobilisation tarde tant à venir, c'est aussi parce qu'une lourde métaphysique, encombrée des ombres de Dieu, nous empêche tout à la fois de transformer le monde et de l'interpréter, en détraquant notre rapport au temps. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 115

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Notre temps n'est pas cette ligne unilinéaire qui irait vers la fin – l'espace intersidéral de la compétition mondialisée – et qui nous obligerait sans relâche à accélérer nos rythmes, précipitant d'un même pas notre salut et notre effondrement. [...] Utilisons la grève pour vaincre en nous cette ombre de Dieu et revenir à un présent partagé et ralenti, ici et maintenant, qui se laisse remplir et compliquer par les contradictions sursaturées du passé et qui, ce faisant, rend l'avenir complètement ouvert. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 122

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] pour que les marges débloquent plus qu'elles ne dérapent, il faut leur donner du temps et de l'espace. Il faut reconquérir les temps communs et les places publiques qui sont les conditions de la démocratie. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 127

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Parce que notre grève ne fonctionne pas avec les lois de la masse, marce parce qu'elle bâtit, petit à petit, un réseau de résistance, elle sera probablement, à ce titre, définitive. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 130

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Notre espace n'est ni "l'environnement numérique de travail", ni le vide intersidéral où s'affrontent les atomes de la compétition. C'est pourtant ce qu'il est devenu. Utilisons la grève pour reconquérir nos lieux et redécouvrir leur histoire. Nous comprendrons alors que la mobilisation est comme la retraite. Qu'il n'y a pas de "régime universel" où chaque mobilisé aurait à compter ses points. Qu'il n'y a que des "régimes spéciaux", lies à la place particulière que chacun occupe et chacun invente, ici et maintenant, exactement au lieu où l'on habite, avec ses forces, ses faiblesses, ses contraintes et son histoire. »

X · 494 · Du Cap aux grèves, Barbara Stiegler

P. 121

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'est que cela le troublait de savoir qu'hier est aujourd'hui et alors et alors il n'y a pas de lendemain, parce que les années sont des années et que les journées ne sont jamais des journées. Par exemple. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 102

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Hope Reynolds aime les gens qui s'ils sont suffisamment tristes pourraient se pendre. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 123

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'est dit Mrs Reynolds qu'on peut aussi bien ne pas se souvenir qu'oublier. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 194

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mrs Reynolds disait que lorsqu'il était très difficile de trouver de la nourriture et qu'elle n'était pas très abondante quand on en trouvait le moment était venu d'acheter des livres de cuisine très chers très détaillés et très complets. Le moment est-il venu demandait Mr Reynolds. Ça dit Mrs Reynolds je ne le sais pas encore. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 236

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il n'y a pas de grandes différences entre voir beaucoup de gens et ne pas voir beaucoup de gens parce que quand on voit beaucoup de gens eh bien on voit beaucoup de gens et quand on ne voit pas beaucoup de gens eh bien tous les gens qu'on voit représentent beaucoup de gens et donc on voit toujours beaucoup de gens. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 236

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mrs Reynolds ne dit pas qu'elle sortait et lorsqu'elle fut sortie tout avait l'air pareil. Elle entre et dit que ce n'était pas pareil et Mr Reynolds dit qu'elle avait bien raison que ce n'était pas pareil. La seule chose dit Mrs Reynolds qui est restée pareil c'est la nuit parce que les gens dorment et même s'ils rêvent tout va bien, parce que les rêves admettent la contradiction ou non et donc la nuit tout allait bien. Bonne nuit dit Mrs Reynolds bien qu'il ne fît pas encore nuit. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 339

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je me demande se dit Mrs Reynolds pourquoi ils ont envie d'être maire pourquoi ils ont envie d'être gouverneur, je me demande bien pourquoi se dit Mrs Reynolds et elle pensa que si elle avait eu le temps elle se serait assise pour réfléchir, mais en réalité elle y réfléchissait déjà même si elle ne s'était pas assise pour y réfléchir. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 344

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mrs Reynolds dit à Philip Leroy qui passait par là, il est très difficile de croire que l'hiver s'est fait été, il est beaucoup plus facile de croire que l'été se fait hiver. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 391

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mrs Reynolds dit qu'elle avait ses hauts et ses bas, et quand elle avait ses hauts et ses bas elle avait ses hauts et quand elle avait ses hauts elle avait ses bas. Eh bien dit-elle et chacun savait que lorsque quelqu'un avait un peu d'espoir tout le monde avait un peu d'espoir et il était vrai que lorsque tout le monde avait un peu d'espoir chacun avait un peu d'espoir. Certains dit Mrs Reynolds ont leurs hauts d'abord et d'autres dit Mrs Reynolds ont leurs bas d'abord mais d'une façon ou d'une autre et de toute façon tout le monde éprouve de la même façon. Mais il y avait les 51 ans d'Angel Harper. Tout le monde était alors si triste que personne ne pouvait être plus triste encore et pourtant dit Mrs Reynolds ce n'est la faute de personne et dans ce cas dit Mrs Reynolds personne n'a à en porter la faute. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 320

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il faisait noir le soir mais pourtant ce n'était pas effrayant et Mrs Reynolds savait très bien qu'il faisait chaque jour noir plus tard et que bientôt il ferait noir plus tôt et elle savait aussi qu'il était très important de le savoir pour faire tout ce qu'elle avait à faire, et elle se disait en réalité en vérité je n'ai pas grand-chose à faire et elle pensait ce qu'elle se disait bien qu'elle eût toujours en réalité en vérité eu beaucoup de choses à dire chaque jour et il était peut-être vrai que si elle ne les disait pas toutes chaque jour il ne serait peut-être pas vrai qu'Angel Harper avait 52 ans. »

X · 492 · Mrs Reynolds, Gertrude Stein

P. 381

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« *Time is separate from memory* muttered Mahnmut on their private line, speaking now mostly to himself, *but is memory ever separate from time?* »

X · 490 · Ilium, Dan Simmons

P. 104

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« "They discovered that the human mind – not the brain, but the *mind* – wasn't exactly like a computer, it wasn't like a chemical memory machine, but was exactly like..."
"A quantum-state standing wavefront" said Orphu. "Human consciousness exists primarily as a quantum-state waveform, just like the rest of the universe." »

X · 490 · Ilium, Dan Simmons

P. 373

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Vus d'en haut, la scène d'exposition, le point culminant et le dénouement se déroulent tous en même temps. Dieu voit le futur tel que nous voyons le passé : à travers un trimetrogon. Au nom de l'appareil photo, de la pellicule et de la vue elle-même. Des éternités simultanées sont superposées pour créer l'illusion de plénitude mais la transposition de plans est un piètre substitut à la transmigration des âmes. Je pense qu'André Rublev dit *Rien n'est plus terrible que la neige qui tombe dans un temple*, parce que sans distinction entre intérieur et extérieur, il ne peut y avoir aucune rédemption extra-temporelle. Voilà, et aussi que le premier venu peut juste s'allonger et faire un ange, même un Tatar. Même un ange. »

X · 488 · L'Angle de lacet, Ben Lerner

P. 103

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'ai appris qu'une histoire n'a pas de début et qu'aucune histoire n'a de fin. Qu'une histoire n'est que confusion ; qu'elle n'est que milieu. Qu'une histoire n'est jamais vraie, mais que le mensonge est l'enfant du silence. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 85

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je n'ai jamais rencontré personne, où que je sois allée, qui ait trouvé que la vie était "simple". Je crois qu'une vie ou qu'une époque paraît simple quand on ne regarde pas les détails, de même qu'une planète semble lisse quand on est en orbite. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 145

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Grâce à la solitude, l'âme évite de faire ou de subir de la magie ; elle échappe à la monotonie, à l'ennui, en étant consciente. Rien n'est ennuyeux si vous en avez conscience. Une chose peut être agaçante, mais pas ennuyeuse. Si c'est une chose agréable, le plaisir ne se dissipera pas tant que vous enaurez conscience. Être conscient est le travail le plus difficile de l'âme, à mon avis. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 176

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« L'histoire doit être considérée comme ce à quoi nous avons échappé. Ce que nous étions, et non pas ce que nous sommes. L'histoire est ce que nous devons désormais ne plus être. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 299

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Comme tout phénomène, une mobilisation ne peut avoir lieu que dans l'espace et dans le temps. [...] Or, contrairement à ce que croyait Kant, ni l'espace ni le temps ne sont *a priori*. Et ils ont été démolis. Toute remobilisation implique donc d'abord, au stade où nous en sommes, que nous prenions politiquement au sérieux la question de l'espace et de ses lieux et la question du temps et de ses rythmes. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 120

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Une catégorie de gens, dit-il, éprouvent un besoin, ressentent un manque, et il leur faut une certaine vitamine. Les autres, non.
– Et alors ?
– La vitamine de la croyance.
Elle réfléchit un moment.
– Ce n'est pas génétique, dit-il. C'est culturel. Métaorganique. Mais au niveau de l'individu, c'est aussi réel et précis qu'une déficience métabolique. Les gens ont besoin de croire, ou n'en ont pas besoin.
Elle continuait de réfélchir.
– Ceux qui ont besoin de croire ne croient pas que les autres n'en ont pas besoin. Ils ne croient pas qu'il y ait des gens qui ne croient pas.
– L'espoir ? proposa-t-elle.
– Espérer n'est pas croire. L'espoir s'appuie sur la réalité, même s'il n'est pas toujours réaliste. La croyance rejette la réalité.
– Le nom qu'on peut dire n'est pas le nom qu'il faut, dit Xing.
– Le corridor qu'on peut prendre n'est pas le corridor qu'il faut, dit Luis.
– Quel mal y a-t-il à croire ?
– Il est dangereux de confondre la réalité avec l'irréalité, répondit-il aussitôt. De confondre le désir avec le pouvoir, l'ego avec le cosmos. Extrêmement dangereux. »

X · 484 · L'Anniversaire du monde, Ursula K. Le Guin

P. 333

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ce travail de ramollir la brique chaque jour, ce travail de se frayer un passage dans la masse gluante qui se proclame monde, tous les matins se heurter au parallélépipède au nom répugnant avec la satisfacion minable que tout est bien à sa place, la même femme à ses côtés, les mêmes souliers, le même goût du même dentifrice, la même tristesse des maison d'en face, l'échiquier sali des fenêtres avec son enseigne HÔTEL DE BELGIQUE.
Comme un taureau rétif pousser de la tête contre la masse transparente au cœur de laquelle nous prenons notre café au lait et ouvrons le journal pour savoir ce qui se passe aux quatre coins de la brique de verre. Refuser l'acte délicat de tourner un bouton de porte, cet acte par lequel tout pourrait être transformé, soit accompli avec la froide efficacité d'un geste quotidien. À tout à l'heure, chérie, bonne journée.
Serrer une petite cuiller entre deux doigts et sentir son battement de métal, son éveil inquiet. Comme cela fait mal de renier une petite cuiller, de renier une porte, de renier tout ce que l'habitude lèche pour lui donner la souplesse désirée. C'est tellement plus commode d'accepter la fausse sollicitude de la cuiller, de l'utiliser pour touiller son café.
Et ce n'est pas si mal au fond que les choses nous retrouvent tous les jours et soient les mêmes. Qu'il y ait la même femme à nos côtés, le même réveil, et que le roman ouvert sur la table se remette en marche sur la bicyclette de nos lunettes. Pourquoi serait-ce mal ? Mais comme un taureau triste il faut baisser la tête, du centre vers la brique de verre pousser vers le dehors, vers tout le reste si près de nous, insaisissable, comme le picador si près du taureau. Se punir les yeux en regardant cette chose qui passe dans le ciel et accepte sournoisement son nom de nuage, son modèle catalogué dans la mémoire. Ne crois pas que le téléphone va te donner les numéros que tu cherches. Pourquoi te les donnerait-il ? Il n'arrivera que ce que tu as déjà préparé et résolu, le triste reflet de ton espérance, ce singe qui gratte sur une table et tremble de froid. Écrabouille-le ce singe, fonce contre le mur et ouvre une brèche. Oh ,comme on chante à l'étage au-dessus ! Il y a un étage au-dessus où vivent des gens qui ignorent leur étage en-dessous, et nous sommes tous dans la brique de verre. Mais si soudain une mite se pose au bout de mon crayon et bat comme un fou sous la cendre, regarde-la, moi je la regarde, je palpe son cœur minuscule et je l'entends, cette mite qui résonne dans la pâte de verre congelé, tout n'est pas perdu. Quand j'ouvrirai la porte, quand je sortirai sur le palier, je saura qu'en bas commence la rue, non pas le modèle accepté d'avance, non pas les maisons déjà connues, non pas l'hôtel d'en face : la rue, forêt vivante où chaque instant peut me tomber dessus comme une fleur de magnolia, où les visages vont naître de l'instant où je les regarde, lorsque j'avancerai d'un pas, lorsque je me cognerai des coudes, des cils et des ongles à la pâte de verre de la brique et pas à pas je risquerai ma vie pour aller acheter le journal au kiosque du coin. »

IX · 477 · Cronopes et fameux, Julio Cortazár

Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 11.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« *Préambule aux instructions pour remonter une montre*

Penses-y bien : lorsqu'on t'offre une montre, on t'offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d'air. On ne t'offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu'elle te fera de l'usage, c'est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t'offre pas seulement ce minuscule picvert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t'offre – on l'ignore, le plus terrible c'est qu'on l'ignore –, on t'offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est à toi mais qui n'est pas ton corps, qu'il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t'offre la nécessité de la remonter tous les jours, l'obligation de la remonter pour qu'elle continue à être une montre ; on t'offre l'obsession de vérifier l'heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l'horloge parlante. On t'offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t'offre sa marque, et l'assurance que c'est une marque meilleure que les autres, on t'offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t'offre pas une montre, c'est toi le cadeau, c'est toi qu'on offre pour l'anniversaire de la montre. »

IX · 477 · Cronopes et fameux, Julio Cortazár

Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 28.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« *Comment va, Lopez ?*

Un monsieur rencontre un ami et le salue en lui tendant la main et en inclinant un peu la tête.
C'est ainsi du moins qu'il croit le saluer mais le salut est déjà inventé depuis longtemps et ce bon monsieur ne fait qu'entrer dans le salut comme le pied dans la chaussure.
Il pleut. Un monsieur se réfugie sous un porche. Et ces gens ne savent jamais qu'ils sont en train de se glisser sur un toboggan fabriqué depuis la première pluie et le premier porche. Un toboggan humide de feuilles mortes.
Et les gestes de l'amour, de doux musée, cette galerie de visages de fumée. Que ta vanité te console : la main d'Antoin chercha ce que cherche ta main et ni la sienne ni la tienne ne cherchaient rien qui n'ait déjà été trouvé de toute éternité. Mais les choses invisibles ont besoin de s'incarner, les idées tombent à terre comme des colombes mortes.
Ce qui est véritablement nouveau fait peur ou émerveille : deux sensations également proches de l'estomac qui accompagnent toujours la présence de Prométhée ; le reste, c'est la commodité, ce qui est toujours plus ou moins bien ; les verbes actifs contiennent le répertoire au complet.
Hamlet n'hésite pas : il cherche la solution authentique et non les portes de la maison ou les chemins déjà parcourus, pour autant de carrefours ou de raccourcis qu'ils proposent. Il veut la tangente qui fait voler le mystère en éclats, la cinquième feuille du trèfle. Entre oui et non, quelle infinie rose des vents. Les princes de Danemark, ces faucons qui préfèrent mourir plutôt que de manger de la chair morte.
Quand les souliers font mal, bon signe. Quelque chose est là en train de changer, quelque chose qui nous désigne, qui sourdement nous pose, nous expose. C'est pour cela que les monstres sont si populaires et que les journeaux s'extasient devant les veaux à deux têtes. Quelles possiblités, quelle ébauche d'un saut vers autre chose !
Tiens, voilà Lopez.
– Comment va, Lopez ?
– Et toi, comment va ?
Et c'est ainsi qu'ils croient se saluer. »

IX · 477 · Cronopes et fameux, Julio Cortazár

Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 89.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« *Pendules*

Un Fameux possédait une pendule murale et toutes les semaines il la remontait AVEC SOIN. Vint à passer un Cronope qui le voyant se mit à rire, rentra chez lui et inventa la pendule-artichaut ou cynara car l'un et l'autre se dit ou se disent.
La pendule-artichaut de ce Cronope est un artichaut de la plus grande espèce fixé par sa tige à un trou dans le mur. Les innombrables feuilles de l'artichaut marquent l'heure présente mais aussi toutes les heures, de sorte que le Cronope pour savoir une heure n'a qu'à enlever une feuille. Comme il les enlève de gauche à droite, la feuille donne toujours l'heure exacte et chaque jour le Cronope enlève un nouveau rang de feuilles. Quand il arrive au cœur, le temps n'est plus mesurable et dans l'infinie rose violette du centre, le Cronope découvre un infini contentement, après quoi il la mange à la sauce vinaigrette et met une autre pendule dans le trou. »

IX · 477 · Cronopes et fameux, Julio Cortazár

Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 132.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Lorsque, au plus fort de la fête, merveilleusement ivres, nous nous sentons presque les maîtres du monde, il peut arriver que nous soyons obligés d'abandonner le salon du Grand Hôtel (ou du chpateau au bord de la mer) et que nous nous retirions furtivement dans ce qu'il est convenu d'appeler les toilettes. Sans crainte nous y entrons pour nous soulager ; quel danger pourrait-il bien y avoir dans ce paisible refuge ? Mais ici ne resplendissent plus ples femmes nis les chrysoprases ; plus de musique, de danses et de rires (car tout cela est resté de l'autre côté de la porte à vitrage, étrangement éloigné). Plutôt la solitude et la paix, comme dans un temple abandonné. L'écho incertain des sons y parvient au travers des murs, faible rappel. Mais dans les miroirs un visage à la fois très vieux et nouveau nous contemple ; jamais, cependant, il ne nous était apparu aussi pâle, sarcastique et, dans l'ensemble, désolé. Et venu du profond silence, par-dessus le pâle écho du tango, le murmure de l'eau glissant le long des grands urinoirs de faïence, nous prenant par traîtrise, nous parle sur un ton humble et amical et nous rappelle, avec bonhomie, les misères de l'homme et les espérances perdues. Parfois même une canalisation gargouille, on ne sait où, et en termes vagues fait allusion au lendemain, tel qu'il sera. La domination du monde nous échappe, et comme la voix des urinoirs continue de fouiller dans nos amères pensées, nous secouons la tête avec l'intention de voir l'autre type dans le miroir, avec sa tête d'abruti, nous faire signe que non.
Il est trop tard pour fuir et retourner de l'autre côté, intact. Avec quel cynisme l'ami avec son frac, qui nous ressemble tellement, nous fixe depuis le miroir. »

IX · 473 · Nous sommes au regret de..., Dino Buzzati

Traduction d'Yves Panafieu, Paris : 1982, Éditions Robert Laffont, "Pavillons", p. 97.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« "[...] Oui, on ne peut nier que vous avez une certaine imagination. Mais, vouyez-vous, au bout du compte, on a l'impression que vous écrivez toujours les mêmes choses."
Lorsque j'entends ça, moi, naturellement, je me tais et j'encaisse. Est-ce qu'un éccrivain peut répondre à des critiques de ce genre ? Au plus secret de moi-même, je voudrais répondre : mais tous les écrivains et les artistes, dans leur vie, aussi longue qu'elle puisse être, ne disent qu'une seule chose ! Certains avec beaucoup de souffle, d'autres avec beaucoup moins, mais ils sont toujours identiques à eux-mêmes. Forcément. Autrement, ils ne seraient pas sincères. Est-ce que, du reste, le style par lequel on distingue la personnalité d'un écrivain n'implique pas une certaine uniformité, ou mieux, une unité de ton ? Et puis, pourquoi ces prétention absurdes à notre égard, nous qui écrivons ? »

IX · 473 · Nous sommes au regret de..., Dino Buzzati

Traduction d'Yves Panafieu, Paris : 1982, Éditions Robert Laffont, "Pavillons", p. 119.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Écris, je t'en prie. Deux lignes suelement, au moins cela, même si ton esprit est bouleversé et tes nerfs ne tiennent plus. Mais chaque jour. En serrant les dents, peut-être des idioties dépourvues de sens, mais écris. L'écriture est l'une de nos illusions les plus ridicules et pathétiques. Nous croyons faire une chose importante lorsque nous traçons des lignes noires qui sur le papier blanc se contorsionnent. De toute façon, c'est là ton métier, que tu n'as pas choisi toi-même, qui t'a été attribué par le sort, c'est la seule porte par laquelle, éventuellement, tu pourras t'échapper. Écris, écris. À la fin, parmi des tonnes de papier à jeter, une ligne pourra être sauvée. (Peut-être). »

IX · 473 · Nous sommes au regret de..., Dino Buzzati

Traduction d'Yves Panafieu, Paris : 1982, Éditions Robert Laffont, "Pavillons", p. 132.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je n'ai que d'excellents souvenirs de ces périodes, notamment des deux premières saisons, où le tourisme ne s'était pas encore développé et où le temps passait comme le temps devrait toujours passer : avec une lenteur extrême, des jours qui s'étirent et se traînent, longs et lents et libres comme des étés d'enfant. Il y avait enfin du temps pour ne rien faire, ou presque rien [...]. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 15.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'est le plus bel endroit du monde.
Des endroits comme ça, il en existe beaucoup. Tout homme, toute femme, a dans son cœur et dans son esprit l'image de l'endroit idéal, de l'endroit juste, de l'authentique chez-soi, connu ou inconnu, réel ou imaginé. [...] il n'y a pas de limite à la capacité qu'a l'homme de se sentir chez lui quelque part. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 20.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Nous nous soucions du temps. Si nous pouvions apprendre à aimer l'espace aussi profondément que nous sommes aujourd'hui obsédés par le temps, nous découvririons peut-être un nouveau sens à l'expression *vivre comme des hommes*. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 90.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La ville, qui devrait être le symbole et le cœur de la civilisation, peut aisément se transformer en camp de concentration. C'est là une des découvertes importantes de la science politique contemporaine. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 178.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La personnification de la nature est précisément la tendance contre laquelle je me bats en moi-même et que j'essaye d'éliminer pour de bon. Je ne suis pas ici seulement pour échapper au tumulte, à la crasse et au chaos de la machine culturelle, mais aussi pour me confronter de manière aussi immédiate et directe que possible au noyau nu de l'existence, à l'élémentaire et au fondamental, au socle de pierre qui nous soutient. Je veux être capable de regarder et d'examiner un genévrier, un morceau de quartz, un vautour, une araignée, et de voir ces choses comme elles sont en elles-mêmes, vierges de toute qualité attribuée par l'homme, catégories scientifiques comprises. [...] Je rêve d'un mysticisme âpre et brutal dans lequel le moi dénudé se fonde dans un monde non humain et y survit pourtant, toujours intact, individué, discret. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 26.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« *Wilderness, wilderness*... Nous savons à peine ce que nous entendons lorsque nous prononçons ce mot, mais le son qu'il fait attire tous ceux dont les nerfs et les émotions n'ont pas encore été irrémédiablement abrutis, engourdis, tués par le rut du commerce, la course frénétique pour le profit et la domination.
[...]
Disons par exemple que la *wilderness* convoque une nostalgie, une nostalgie justifiée, et pas seulement sentimentale, de l'Amérique perdue que nos ancêtres connurent. Ce mot connote le passé et l'inconnu, le giron de la terre d'où nous sommes tous issus. Il dit quelque chose de perdu et quelque chose d'encore là, quelque chose de lointain et d'intime en même temps, quelque chose d'enfoui dans notre sang et dans nos nerfs, quelque chose qui nous dépasse, quelque chose d'infini. Pur romantisme, certes, mais ce n'est pas une raison pour le rejeter. Sans constituer toute la vérité, la vision romantique est une part nécessaire de la vérité. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 221.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Si l'imagination de l'homme n'était pas si faible, si aisément épuisée, si sa capacité à s'émerveiller n'était si limitée, il abandonnerait à jamais ce genre de rêverie sur le surnaturel. Il apprendrait à voir dans l'eau, les feuilles et le silence plus qu'il n'en faut d'absolu et de merveilleux, plus qu'il n'en faut de tout ça pour le consoler de la perte de ses anciens rêves. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 234.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] nous devons nous méfier d'un danger bien connu des explorateurs de l'infiniment petit comme de l'infiniment grand : celui de confondre la chose observée et l'esprit de l'observateur, de construire non une image de la réalité extérieur mais simplement un miroir du penseur. Ce danger peut-il être évité sans tomber dans l'erreur inverse mais connexe qui consiste à séparer trop radicalement observateur et chose observée, sujet et objet, et de falsifier ainsi notre vision du monde ? »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 311.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Comment allons-nous baptiser ces quatre formations sans nom qui dominent ce bout du Dédale ? D'où nous sommes, ce sont les repères les plus saillants du paysage. [...]
Et pourquoi faudrait-il que nous leur donnions un nom ? demande Waterman. Pourquoi ne pas les laisser en paix ? Je souscris immédiatement à cette suggestion ; bien sûr – pourquoi les baptiser ? Vanité, vanité, ce n'est que vanité : la manie de baptiser les choses est presque aussi vile que la manie de les posséder. Laissons-les en paix – elles survivront bien encore quelques millénaires sans l'aide de notre glorification. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 331.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ils m'ont laissé seul ici, dans la nature sauvage, au centre des choses, à l'endroit exact où le plus important a lieu. (Coucher de soleil et lever de lune, hurlement du vent et stase du monde, transformation des nuages, métamorphose de la lumière, jaunissement des feuilles et vautour haut en son vol indolent...). »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 341.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le désert sera toujours là au printemps. Puis vient une seconde pensée. Lorsque je reviendrai, sera-t-il le même qu'aujourd'hui ? Serai-je le même ? Tout sera-t-il de nouveau à peu près le même ? Si je reviens. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 347.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je suis presque prêt à croire que cette douce terre virginale sera heureuse de mon départ et de l'absence de touristes [...].
Heureuse de notre départ ? Encore une expression de la vanité humaine. La plus belle qualité de cette pierre, de cette flore et de cette faune, de ce paysage désertique est l'indifférence à notre présence, notre absence, notre venue, notre séjour ou notre départ. Le désert ne se soucie absolument pas que nous vivions ou que nous mourrions. Que les hommes réduisent en leur folie chaque ville à un tas de gravats noirs, qu'ils noient la planète entière sous un nuage de gaz létal – les canyons et les montagnes, les sources et les rochers dureront, le soleil percera la brume, de l'eau se formera et la tiédeur recouvrira la terre, et au bout d'un temps suffisant, au bout du temps qu'il faudra, quelque part, des choses vivantes émergeront et se rejoindront et se dresseront de nouveau, pour prendre peut-être un tour différent cette fois, un tour merveilleux. »

IX · 472 · Désert solitaire, Edward Abbey

Traduction de Jacques Mailhos, Paris : 2018, Gallmeister, "Totem", N°110, p. 344.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Jake est fou, pas moyen de se souvenir depuis quand exactement les mots lui frappent la tête et cognent contre son front. Les tantes appellent ça des crises, elles prononcent le mot en soupirant, les yeux fixés au plafond. Il a les nerfs qui se contorsionnent et écorchent son visage parfois. Ses yeux aussi, le soir ou en pleine journée, il leur arrive de se tordre. Ensuite, il dort pendant plusieurs jours. La vitesse des pensées et celle des mots, celle de la langue, la vitesse des autres aussi, de leurs yeux et bouches, il vit des collisions en série. Alors il agite les bras, alors son torse convulse, ses lèvres disparaissent. »

IX · 470 · Walla Walla, Elsa Boyer

Paris : 2019, P.O.L, p. 39.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ses nerfs crépitent, c'est si rapide entre ses yeux, son cerveau, sa bouche et ses mains, qu'en toutes choses il doit procéder avec lenteur, multiplier les détours. Autrement friction de pensées qui ne devraient pas se toucher, bouillie et consistance alarmante des émotions. »

IX · 470 · Walla Walla, Elsa Boyer

Paris : 2019, P.O.L, p. 49.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Depuis *L'Odyssée* jusqu'à Conrad en passant par Melville ou Stevenson, le périple offre des variations infinies. La mer elle-même est monotone pourtant. Comme la montagne elle est irreprésentable, non parce qu'elle est sublime (elle l'est aussi), mais parce qu'elle présente un aspect trop uni – il est frapapnt de constater que dans sa matérialité, elle ne devient motif pour le peintre ou le photographe qu'au moment où elle rejoint la terre : c'est le plus souvent à ses franges que l'élément liquide retient l'attention. Mais le voyage, lui, est passionnant. Question d'enfant et des marins primitifs : qu'y a-t-il de l'autre côté ? [...] Par la mer on part à la rencontre du monde. Et surtout, on va *quelque part*. On ne sait pas toujours où, mais justement, l'émerveillement est peut-être au bout de l'océan. »

IX · 468 · La Forme du Monde, Belinda Cannone

Paris : 2019, Flammarion, Arthaud, "Versant intime" , p. 468.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'aimerai toujours connaître le nom des animaux, des fleurs ou encore des sommets plus ou moins lointains qu'on voit depuis certains "panoramas". Car l'émerveillement veut savoir des noms, et même des chiffres et des explications. De là son lien avec la philosophie, dit Platon : on s'étonne – on s'émerveille –, ce qui engendre le désir de comprendre et d'apprendre. Je reste pourtant surprise de ce souhait – cette quasi-manie – de connaître les noms. Pourquoi vouloir à ce point nommer le monde ? Pour le fixer dans la mémoire, bien sûr. Mais aussi parce que, passant du monde, tout m'en échappe si je ne lui applique pas le langage. »

IX · 468 · La Forme du Monde, Belinda Cannone

Paris : 2019, Flammarion, Arthaud, "Versant intime", p. 66.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'aime la solitude, je la recherche et je la choie. Dans le silence et l'isolement, mon esprit devient plus fécond, j'invente plus aisément, je me concentre et trouve les circonstances propices à l'émerveillement. L'émerveillement qui m'intéresse est celui que je qualifie de modeste : non parce qu'il manquerait de puissance mais parce qu'il est suscité par des spectacles humbles – à notre portée quotidienne. Surtout, il n'est rendu possible que par un état intérieur favorable – concentration, vigilance, ouverture, disponibilité à l'hors-de-soi et à l'instant présent. État qui exige un travail sur moi, car ma situation intérieure la plus habituelle consiste à être la proie de mon désir de faire, de vivre, d'avancer – un désir qui m'entraîne souvent dans un mouvement trop rapide pour que j'aie le temps de m'émerveiller. »

IX · 468 · La Forme du Monde, Belinda Cannone

Paris : 2019, Flammarion, Arthaud, "Versant intime", p. 63.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« You won't understand anything about the imagination until you realise that it's not about making things up, it's about perception. »

IX · 463 · The Book of Dust II – The Secret Commonwealth, Philip Pullman

Oxford : 2019, David Fickling Books, Penguin Books, p. 163.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« "What's the best way of thinking about the secret commonwealth, then, Master Brabandt?"
"You gotta think about it the same way as if you want to see it. You got to look at it sideways. Out the corner of your eye. So you gotta think about it out the corner of your aye. It's there and it en't, both at the same time [...]. And if you want to think about them it don't do no good making lists and classifying and analysing. You'll just get a lot o'dead rubbish what means nothing. The way to think about the secret commonwealth is with stories. Only stories'll do." »

IX · 463 · The Book of Dust II – The Secret Commonwealth, Philip Pullman

Oxford : 2019, David Fickling Books, Penguin Books, p. 312.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« It brought with it a mood she hadn't felt for so long that it was unfamiliar, and welcomed it almost apprehensively: it was a quiet conviction, underlying every circumstance, that all was well and that the world was her true home, as if there were great secret powers that would see her safe. »

IX · 463 · The Book of Dust II – The Secret Commonwealth, Philip Pullman

Oxford : 2019, David Fickling Books, Penguin Books, p. 550.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'ai écrit un texte là-dessus, sur l'idée qu'un poète moderne se doit de posséder des capacités cognitives spéciales, et lui-même, Proust, explique que si la sensation est supérieure à l'intelligence, il lui faut cependant l'intelligence pour la ressaisir. »

IX · 461 · Ultra-Proust, Nathalie Quintane

Paris : 2017, La Fabrique éditions, p. 8.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« L'œuvre de Sainte-Beuve n'est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d'autres, le maître inégalable de la critique du XIXᵉ, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l'homme de l'œuvre, à considérer qu'il n'est pas indifférent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas un "traité de géométrie pure", d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. »

IX · 461 · Ultra-Proust, Nathalie Quintane

Paris : 2017, La Fabrique éditions, p. 110.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il n'y a pas un monde imaginaire à l'intérieur de nous mais le territoire de tous contenu en chacun, selon un système d'appartenance complexe composé d'enveloppes et de trajectoires. Car le point de vie n'est pas un espace imaginaire : c'est un territoire, le territoire de quelqu'un avec ses attachements et ses singularités. C'est le territoire de vie que chacun et chacune aura à dessiner. »

IX · 460 · Terra forma, Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arenes, Axelle Grégoire

Paris : 2019, Éditions B42, p. 56.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Then it started to rain, so she went inside and made some coffee and did what she'd never done in her life: tried the newspaper crossword.
"What a stupid exercise," said her daemon after five minutes. "Words belong in contexts, not pegged out like biological specimens." »

IX · 459 · The Book of Dust I – La Belle sauvage, Philip Pullman

Oxford : 2017, David Fickling Books, Penguin Books, p. 89.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...]l'avarice, c'est la passion de la solitude. On ne peut pas être avare à deux. Ça suppose le secret, l'avarice. Et naturellement, un secret, ça ne se partage pas. »

IX · 453 · Les Courriers de la mort, Pierre Magnan

Paris : 1986, Denoël, "Folio", N°1986, p. 180.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Novembre est le mois où les gens qui ont entre 60 et 90 ans tombent le plus dru. Ce sont les feuilles mortes des hommes. »

IX · 453 · Les Courriers de la mort, Pierre Magnan

Paris : 1986, Denoël, "Folio", N°1986, p. 247.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il est des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent à Paris. Tous ceux qui font le contraire songent à ces fameuses mutations de la guerre, à cet espoir, irréalisable, de changer se situation avec celle d'un autre qui conviendrait mieux, à la personne charitable qui vous sauverait si elle vous connaissait mais qui cesse d'exister dès qu'on lui parle, à tout ce qu'il y auraut de bonheur sans l'impossibilité de joindre ce qui devrait être joint. Ils songent aussi à la jeune femme qui aimerait un vieux monsieur, au vieux monsieur qui ne peut la rencontrer, aux entreprises où il manque justement un directeur, aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villages qui leur plairaient, à l'homme qui serait leur ami. »

IX · 442 · Bécon-les-Bruyères, Emmanuel Bove

Grenoble : 2015, éditions Cent Pages, "Cosaques", p. 30.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les horaires, avec leur côté Bécon - Saint-Lazare et Saint-Lazare - Bécon, sont collés sur les glaces de tous les magasins ou distribués comme prime, ainsi que des sachets parfumés. Dans la hâte de trouver son train, on ne sait jamais, avant quelques secondes de réflexion, s'il faut les lire au recto ou au verso. Ils sont si pleins d'heures qu'ils semblent inexacts comme si, vers la fin de la journée, les trains ne marcheraient plus que mêlés les uns aux autres ainqi que les tramways après l'encombrement. Ils rappellent pourtant, aux instants de bonne humeur, d'autres horaires stables, ceux des funiculaires, ceux des bateaux sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieurs fois par jour.
Chaque Béconnais possède un de ces horaires peu digne d'être mêlé aux papiers d'identité, dont il connaît par cœur le premier et le dernier train. »

IX · 442 · Bécon-les-Bruyères, Emmanuel Bove

Grenoble : 2015, éditions Cent Pages, "Cosaques", p. 32.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Un jour peut-être, Bécon-les-Bruyères, qui comme une île ne peut grandir, comme une île disparaîtra. La gare s'appellera Courbevoie-Asnières. Elle aura changé de nom aussi facilement que les avenues après les guerres ou les secteurs téléphoniques. Il aura suffi de prévenir les habitants un an d'avance. Il ne s'en trouvera pas un pour protester. Longtemps après, de vieux Béconnais, comme ces paysans qui, en été, vous donnent encore l'ancienne heure, croiront encore habiter Bécon-les-Bruyères. Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de traces d'une ville qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus gros des dictionnaires. Les anciens papiers à en-tête auront été épuisés. Les nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon aura rejoint les bruyères déjà mortes.
Aussi, en m'éloignant aujourd'hui de Bécon-les-Bruyères pour toujours, ne puis-je m'empêcher de songer que c'est une ville aussi fragile qu'un être vivant que je quitte. Elle mourra peut-être dans quelques mois, un jour que je ne lirai pas le journal. Personne ne me l'annoncera. Et je croirai longtemps qu'elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j'ai connus, jusqu'au jour où j'apprendrai qu'elle n'est plus depuis des années. »

IX · 442 · Bécon-les-Bruyères, Emmanuel Bove

Grenoble : 2015, éditions Cent Pages, "Cosaques", p. 65.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je vais vous dire mon secret de voyageur : je suis un homme qui attend ; même quand je marche, même quand je me hâte, j'attends. J'attends avant même d'avoir rencontré quelque chose à attendre... »

IX · 438 · Les Jardins statuaires, Jacques Abeille

Paris : 2010, Attila, "Folio", N°5401, p. 308.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il arrive que l'on passe ainsi de ces journées qui sont légères parce qu'on a trouvé la source assurée d'un projet qui ne peut plus manquer de suivre son cours. Alors toute hâte cesse, chaque geste retrouve son juste poids, et l'on vit sous le charme d'une promesse dont on sent bien que rien ne pourra la détourner. À chaque instant je savais de nouveau avec une certitude plus ample que les mots s'assembleraient d'eux-mêmes, sans que j'aie un seul instant à y mêler les maladresses du talent. Il suffisait de les laisser mûrir. »

IX · 438 · Les Jardins statuaires, Jacques Abeille

Paris : 2010, Attila, "Folio", N°5401, p. 478.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le plus souvent, ces rêveries déliées et vagues me ramenaient invariablement au livre que j'étais en train de concevoir. J'essayais dans ma tête de raccorder les épisodes dont j'avais encore à tracer le récit, ou bien je m'efforçais de déchiffrer les correspondances dont le fil me semblait courir sous la suite de mes aventures et se dérober à toutes mes tentatives pour le saisir ; j'allais même parfois jusqu'à me figurer le livre achevé et à spéculer sur le sort qui pourrait être le sien dans le monde. Mais la pente la plus constante de mes réflexions me ramenait à un unique et insoluble problème. Je sentais le désir de doter ce que j'écrivais d'une épaisseur ; je ne voulais pas qu'il fût l'impression ou la matérialisation d'un discours tout uniment filé, mais qu'on y sente l'ombre, la résonance, l'opacité énigmatique d'une chose. Or, je ne pouvais me résoudre à aucun artifice en faveur de cette exigence dont j'ignorais le fondement. »

IX · 438 · Les Jardins statuaires, Jacques Abeille

Paris : 2010, Attila, "Folio", N°5401, p. 441.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] j'entrepris de dévider l'histoire la plus invraisemblable que j'ai j'amais contée : celle du canard Sridanok et de Mallalla la mer. L'enfant, de temps à autre, me posait une question. Je ne pris pas garde d'abord à cette façon d'exiger des précisions, mais peu à peu, je me rendis compte que mon imagination suivait le rythme de ses questions et, en quelque sorte, s'en nourrissait de telle manière qu'il me sembla bientôt n'être plus que le relais d'une histoire que la petite fille appelait et qui devait errer dans l'obscurité qui nous enveloppait, attendant de passer à travers ma voix, sans que ma volonté influât en rien sur son cours. »

IX · 438 · Les Jardins statuaires, Jacques Abeille

Paris : 2010, Attila, "Folio", N°5401, p. 452.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ma civilisation – l'ancienne veux-je dire – j'en vivais, j'en usais, j'en profitais sans la connaître. Je prenais le train, et je savais trouver le guichet où il fallait aller pour prendre mon billet, mais c'est tout ce que je savais. Je serais bien incapable de construire une locomotive, ni de dire au juste comment elle fonctionne, ni même d'en conduire une, si par hasard j'en trouvais une en état de marche. Idem pour l'auto, quoique je sache conduire, il est vrai ; mais je serai incapable d'effectuer la réparation la plus élémentaire. Les hommes de mon temps poussaient des leviers et tournaient des commutateurs. Maintenant, toute la machinerie a sauté en l'aire. Anéanties, les machines. »

IX · 430 · Quinzinzinzili, Regis Messac

Paris : 2017, Éditions de la Table Ronde, "La petite vermillon", N°438, p. 81.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'ai tout de suite trouvé le truc. Si je lis en diagonale, je vois en transparence des feuillets la structure approximative de l'ensemble et le flot central, ainsi que l'aspect des cours secondaires qui en partent, allant s'élargissant. Dans le même temps se détache l'image d'ensemble des grandes lignes et je comprends vaguement où se trouve le point de départ et dans quelle direction aller. À ce moment-là, cela ne me dérange pas du tout que ce soit vague. Le plus important, c'est de trouver les deux ou trois petits cailloux d'exception qui se cachent au fond du courant.
Mêmes exceptionnels, ces petits cailloux ne scintillent pas comme des joyaux, ils sont plutôt moussus, discrets et foncés, dissimulés entre les herbes aquatiques, ou bien emportés par le courant, ils s'égarent en roulant dangereusement au fond de l'eau, alors il faut y faire attention. Eux-mêmes ne se rendent pas compte qu'ils constituent un précieux point d'appui du récit. Apparemment, ils se dissimulent dans des endroits sans rapport avec les grandes lignes. »

IX · 426 · Manuscrit zéro, Yôko Ogawa

Traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle, Paris : 2011, Actes Sud, "Babel", N°1570, p. 85.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Non, Ratte ! Je prends au sérieux les aiguilles et la laine et je ne ris pas quand le fil se casse, qu'une maille tombe ou qu'il faut défaire ce qui a été tricoté trop lâche.
J'ai toujours eu ce cliquetis dans l'oreille. Depuis l'enfance jusqu'au présent pull-over, des femmes m'ont tenu chaudement dans leurs affectueux ouvrages de tricot. À cette époque, il y avait sur le métier quelque chose à motif simple ou mixte à mon intention.
Si tu veux m'en croire, mon rat de Noël, non, mais toi, Ratte : jamais je ne me moquerai des femmes qui, sur le pourtour de la sphère terrestre, tricotent par besoin ou par goût, voire par fureur ou tristesse. Je les entends cliqueter de leurs aiguilles contre le temps qui court, le néant menaçant, contre le début de la fin, contre toute fatalité, par défi ou par amère conception de leur impuissance. Malheur si un silence brusque effaçait ce bruit ! C'est à distance seulement, bête d'homme que je suis, que je les admire de rester penchées sur leur tricot.
Maintenant, Ratte, depuis lors forêts et rivières, plaines et monts, manifestes et prières, colicots et imprimés même, inculquent à nos têtes vidées par le spéculation que le fil pourrait nous manquer, nous échapper, maintenant, depuis que la fin n'est qu'ajournée de jour en jour, les femmes qui tricotent sont l'ultime rempart, tandis que les hommes ne font que tout embrouiller de leurs bavardages et n'arrivent à rien qui puisse réchauffer l'humanité transie – ne serait-ce que des mitaines. »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 36.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Pourquoi, s'écria la Ratte, les hommes ne se rassasient-ils pas tandis que nous autres rats avions notre comptant ? Parce que l'excédent ici se nourrisait de la disette d'ailleurs. Parce que l'offre se raréfiait pour augmenter le prix. Parce qu'une mince partie du genre humain vivait de la faim du nombre. Mais ils disaient : On a faim parce que nous sommes trop nombreux. »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 245.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« [...] je ne faisais que crier : Amour du prochain, que diable ! Un petit peu plus d'amour du prochain !
Des ricanements me répondaient. Pas besoin de le prêcher à des rats. De mémoire de rats, c'était l'usage parmi les rats. Seul le genre humain avait dû faire de l'amour du prochain un commandement et s'était trouvé incapable de l'observer. À la place on avait inventé le massacre et la torture, on les avait développés sous des formes constamment améliorées. »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 271.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Et pourtant tu dis : la fin. Comme si nous avions fini. Comme si nous avions fini de faire caca depuis longtemps. Comme s'il ne restait pas à faire ceci et cela. Et ce bientôt, non : tout de suite. Car chacun entre-temps a compris ou pigé à moitié qu'en dehors de la paix et d'un peu de justice, il faut enfin filmer la forêt, non seulement la forêt allemande, mais la forêt en soi, s'il n'y a plus moyen de la sauver. Par tous les temps et en couleurs à chaque saison pour qu'un document en demeure et qu'elle ne sorte pas de notre mémoire et de celle de nos enfants. Car sans la forêt, Ratte, nous sommes fichus.  »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 45.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Vers le soir, comme elles traversent par clarté nordique le Hoburgbank, haut-fond dans les parages sud de Gotland, et se jettent dans un vaste champ de méduses qui freinent la vitesse et qui semblent suivre le bateau quand elles tentent un évitement par tribord, il semble aux femmes silencieuses, mais à moi aussi qui les confine dans le silence, qu'il y aurait au-dessus de l'eau un son qui s'enflie et retombe, qu'un chant sans paroles s'effectue qui n'a de début ni de fin, comme si des millions de méduses à oreilles – sinon elles, qui ? – étaient soudain en voix dans l'eau peu profonde ou bien, par une volonté supérieure, incitées à chanter. »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 227.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Et pourtant nous aurions préféré voir l'humain disparaître plus discrètement, et non crac-boum. D'ailleurs, les hommes s'étaient ménagé plusieurs disparitions à retardement, programmées à moyen et long terme. L'esprit humain avait toujours chassé plusieurs lièvres à la fois. Par exemple s'accomplissait progressivement, mais sans préméditation approfondie, l'infection des éléments, tare supplémentaire qui alla croissant jusqu'à l'*Ultemosch*, comme nous appelons la liquidation [...].
Toutefois nous flairions ac inquiétude le tort que l'homme faisait aux mers et aux cours d'eau, tout ce qu'il était prêt à mélanger à l'air, son inertie plaintive à laisser mourir ses forêts. Étant des rats pour qui vivre et survivre s'équivalent, nous ne pouvions que supposer que les humains n'avaient plus goût à la vie. Ils en avaient assez. Ils avaient leur compte. Ils se laissaient aller et ne faisaient plus que semblant : des singes. L'avenir, cette enfilade de pièces si fantastiquement meublées, était matière à plaisanterie ; en revanche, le néant était pour eux une chose qui valait la peine qu'on s'hypnotisât dessus... Toute action – et ils restaient actifs à leur habitude – prenait une odeur d'insanité [...]. »

IX · 425 · La Ratte, Günter Grass

Traduction de Jean Amsler, Paris : 1987, Le Seuil, "Points", N°R355, p. 244.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« – Bon, je me tais. Je suis le dernier des hommes à te donner des conseils. Je n'ai jamais aimé aimé qu'une femme dans ma vie et comme ça n'a pas marché...
– Pourquoi ça n'a pas marché ? Elle ne vous aimait pas ?
– Ça n'a pas marché parce que je ne l'ai jamais rencontrée. Je l'avais bien en tête, je la voyais tous les jours dans ma tête pendant trente ans, mais ça ne s'est pas trouvé. On ne s'est pas rencontrés. L'imagination vous joue parfois de vrais tours de cochon. C'est vrai pour les femmes, pour les idées et pour les pays. Tu aimes une idée, elle te semble la plus belle de toutes, et puis quand elle se matérialise, elle ne se ressemble pas du tout ou même devient carrément de la merde. Ou encore, tu aimes tellement ton pays qu'à la fin tu ne peux plus le souffrir, parce que ce n'est jamais le bon. »

IX · 423 · Les cerfs-volants, Romain Gary

Paris : 1980, Gallimard, "Folio", N°1467, p. 91.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je cherchais quelque chose à dire, puisqu'il faut toujours recourir aux mots pour empêcher le silence de parler trop fort [...]. »

IX · 423 · Les cerfs-volants, Romain Gary

Paris : 1980, Gallimard, "Folio", N°1467, p. 116.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je savais à présent me moquer de mes excès d'exigence et de mes terreurs tyranniques ; je commençais à comprendre qu'il faut savoir laisser, même à sa raison de vivre, le droit de vous quitter de temps en temps, et même celui de vous tromper un peu avec la solitude, avec l'horizon et avec ces hautes plantes dont je ne connaissais pas le nom et qui perdaient leurs têtes blanches au moindre coup de vent. Lorsqu'elle me quittait ainsi pour aller "se chercher" – il lui arrivait de passer en une seule journée de l'École du Livre à Paris aux études de biologie en Angleterre –, je me sentais chassé de sa vie pour cause d'insignifiance. Je commençais cependant à m'éveiller à l'idée qu'il ne suffisait pas d'aimer mais qu'il fallait aussi apprendre à aimer et me rappelai le conseil de mon oncle Ambroise, celui de "tenir fermement le bout de la ficelle pour empêcher son cerf-volant d'aller se perdre dans la poursuite du bleu". Je rêvais trop haut et trop loin. Il me fallait accepter l'idée que j'étais seulement ma propre vie et non pas celle de Lila. Jamais encore la notion de liberté ne m'était apparue aussi sévère, aussi exigeante et difficile. »

IX · 423 · Les cerfs-volants, Romain Gary

Paris : 1980, Gallimard, "Folio", N°1467, p. 119.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je roulai derrière lui sur mon vélo en pleurant du nez. Les larmes trouvent toujours leur chemin, il ne sert à rien de vouloir les retenir. »

IX · 423 · Les cerfs-volants, Romain Gary

Paris : 1980, Gallimard, "Folio", N°1467, p. 318.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'est étrange [...] comme le partage du doute peut rapprocher les hommes, plus peut-être que celui de la foi. Le croyant combattra un autre croyant à propos d'une nuance, celui qui doute ne lutte qu'avec lui-même. »

IX · 422 · Monsignor Quichotte, Graham Greene

Traduction de Robert Louit, Paris : 1982, Robert Laffont, "Le Livre de poche", N°5890, p. 57.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La sagesse n'est pas un absolu, dit le maire. C'est une chose relative, qui dépend d'une situation donnée. Elle aussi varie avec chaque cas particulier. Il est sage pour moi de boire une autre demi-bouteille dans une situation telle que la nôtre, alors que nous sommes sans nourriture. Pour vous, naturellement, c'est peut-être de la folie. Et dans ce cas, le moment venu, il m'appartiendra de décider quelle sera l'utilisation la plus sage que je pourrai faire de votre moitié de bouteille. »

IX · 422 · Monsignor Quichotte, Graham Greene

Traduction de Robert Louit, Paris : 1982, Robert Laffont, "Le Livre de poche", N°5890, p. 155.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Le maire n'ouvrit plus la bouche jusqu'à Orense ; une idée qui lui était assez étrangère s'était logée dans son cerveau. Pourquoi la haine d'un homme – même d'un homme tel que Franco – meurt-elle avec lui, tandis que l'amour qu'il avait commencé à éprouver pour le père Quichotte, semblait à présent vivre et grandir, en dépit de la séparation finale et du silence final – combien de temps, s'interrogea-t-il avec une sorte de peur, cet amour pouvait-il durer ? Et quelle en serait la fin ? »

IX · 422 · Monsignor Quichotte, Graham Greene

Traduction de Robert Louit, Paris : 1982, Robert Laffont, "Le Livre de poche", N°5890, p. 249.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Pour faire bref, disons que j'avais toujours écrit, et que j'allais bientôt en arriver au point où il allait falloir publier ou capituler. On ne peut pas se contenter de remplir le grenier de manuscrits. L'art, comme le sexe, ne peut pas être pratiqué indéfiniment en solo ; d'ailleurs, l'un et l'autre ont le même ennemi, la stérilité. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 20.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je commençais enfin à trouver mes repères dans ce nouveau medium [la science-fiction]. Je cherchai donc à repousser encore plus, dans mes romans suivants, mes propres limites, et les limites de la science-fiction. Car c'est en cela que consiste la pratique d'un art – la recherche constante de l'ultime frontière. Quand on l'atteint, on crée quelque chose d'entier, de solide, de réel, de beau ; autrement, cela reste inachevé. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 22.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Après tout, l'écriture n'est pas qu'un acte créateur ; c'est aussi un acte réactif. En l'absence de toute véritable contrepartie, en l'absence, par conséquent, d'un véritable sentiment de responsabilité, il est évident que certains écrivains ne font que se pasticher eux-mêmes – ou pasticher les autres. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 24.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Nous avons, collectivement, tendance à considérer toute œuvre de fiction comme digne de méfiance ou de mépris.
"Ma femme lit des romans. Moi, je n'ai pas le temps."
"Avant, quand j'étais gosse, je lisais de la science-fiction, mais évidemment, je n'en lis plus, maintenant."
"Les contes de fée, c'est pour les enfants. Moi, je vis dans la réalité."
Qui s'exprime ainsi ? Qui donc exclut ainsi d'autorité, avec cette belle assurance, *La Guerre et la Paix*, *La Machine à explorer le temps* et *Le Songe d'une nuit d'été* ? Je crains que ce ne soit l'homme de la rue, l'homme américain de plus de trente ans, le mâle industrieux – autrement dit, les hommes qui sont au commandes de notre pays.
Plusieurs caractéristiques spécifiquement américaines permettent d'expliquer ce rejet de l'art de la fiction tout entier : notre puritanisme, notre culte du travail, notre poursuite acharnée de la richesse, et même nos habitudes sexuelles.
De toute évidence, lire *La Guerre et la Paix* ou *Le Seigneur des Anneaux* n'est pas un travail ; on les lit pour le plaisir. Et puisqu'on ne peut pas non plus justifier ces lectures en disant qu'elles ont une valeur éducative ou qu'elles procurent des avantages personnels, il faut conclure, en accord avec notre échelle des valeurs puritaines, qu'on ne les lit que par complaisance ou par refus d'affronter la réalité. En effet, le plaisir n'est pas une valeur, pour un puritain : c'est un péché. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 29.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Par "imagination", j'entends [...], personnellement, le jeu libre de l'esprit, que ce soit au niveau intellectuel ou sensoriel. Par "jeu", j'entends la récréation, le re-création, la combinaison d'éléments connus pour créer du nouveau. Et par "libre", je veux dire que cette activité se fait en l'absence de tout but ou profit, de façon tout à fait spontanée. Ce qui ne veut pas dire que le jeu libre de l'esprit n'a pas de raison d'être, d'intention : au contraire, il peut viser un objet très sérieux. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 31.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La littérature d'imagination sert à approfondir votre compréhension du monde dans lequel vous vivez et des autres hommes, et de vos propres sentiments, et de votre destinée. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 35.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Après tout, être libre ne suppose pas que l'on ne se soumette à aucune discipline. J'irais même jusqu'à dire qu'une imagination disciplinée constitue une méthode ou une technique essentielles, aussi bien en science qu'en art. Certes, notre puritanisme affirme avec insistance que discipline signifie répression ou châtiment, mais là n'est pas la question. Discipliner, au sens strict, ne veut pas dire réprimer, mais apprendre à croître, à agir, à produire – et cela vaut aussi bien pour un arbre fruitier que pour la pensée humaine.
Il me sembke qu'on a enseigné tout le contraire à un grand nombre d'hommes américains. On leur a appris à réprimer leur imagination, à la tenir à l'écart, parce qu'elle est puérile ou efféminée, parce qu'elle n'est pas rentable, et probablement impie.
On leur a appris à la craindre, mais on ne leur a jamais appris à la discipliner. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 32.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Selon moi, mûrir ne signifie pas vieillir, mais se développer : un adulte n'est pas un enfant mort, mais un enfant qui a survécu. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 37.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Néanmoins, plus on lit, plus on enseigne, plus on parle aux autres écrivains, et plus on en arrive à avoir une sorte d'intuition des techniques. Et la technique la plus différente de la mienne, la plus éloignée, est précisément celle qui consiste à établir des plans préliminaires, des listes et des descriptions – à tout noter dans un carnet, à décrire les personnages avant même d'avoir commencé à écrire le récit : combien pèse William, où a-t-il été à l'école, comment préfère-t-il se coiffer, quels sont ses traits dominants, etc.
J'utilise moi aussi des carnets ; je m'en sers pour jouer avec des idées d'intrigues, comme un chien avec de vieux os. Je grogne, je gruge, j'enterre mes idées pour les déterrer plus tard.Je m'en sers aussi pour noter des détails à propos d'un personnage, surtout dans l'écriture d'un roman. J'ai une très mauvaise mémoire, et si je viens de remarquer quelque chose chez un personnage, alors que ce n'est pas le bon moment pour l'inclure dans le livre, j'en prends note pour pouvoir y revenir plus tard. Généralement, une note ressemble à ceci : "W n'm pas l'ing. de H. – repr.!!"
Puis je perds toute trace de cette note.
En tous cas, je n'écris pas de description à l'avance. En fait, je me sentirais ridicule si je le faisais, j'en aurais presque honte. Si le personnage ne m'apparaît pas assez clairement pour savoir tous ces détails à son sujet, de quel droit oserais-je l'inclure dans mon récit ? [...]
Si William est un personnage qui vaut la peine qu'on s'y intéresse, alors il existe. Il existe dans ma tête, certes, mais de plein droit, et il possède sa propre vitalité. Je n'ai qu'à bien le regarder, je n'ai nul besoin de le planifier, de le composer à partir de pièces recueillies à gauche et à droite, d'en faire l'inventaire. Je le trouve. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 44.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les plans, quand on en fait, et quand ils sont bien faits, essayent de tout déterminer d'avance ; on ne découvre jamais que petit à petit. Planifier, c'est nier le temps ; la découverte est un processus temporel – cela peut prendre plusieurs années. On n'a toujours pas fini d'explorer l'Antarctique. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 46.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les enfants peuvent dévorer des quantités impressionnantes d'ordures (et c'est bien qu'ils le fassent), mais contrairement aux adultes, ils n'ont pas encore appris à manger du plastique. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 57.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je suis d'accord avec l'idée qu'il faut apprendre aux enfants la distinction entre le bien et le mal – les enfants eux-mêmes souhaitent l'apprendre. Mais je crois que la fiction réaliste pour enfants rend cet apprentissage extrêmement difficile. Il est difficile de ne pas s'empêtrer dans les aspects superficiels de la conscience collective, dans des moralités simplistes, dans les projections de toutes sortes ; on risque de tomber de nouveau sur des histoires de bons contre les méchants. Ou alors, on se retrouve avec des prosaïsmes du genre "même les gentils sont parfois un peu méchants, même les méchants peuvent parfois être gentils" – ce qui banalise d'une façon très dangereuse le fait que chacun d'entre nous a un potentiel immense pour faire le mal ou le bien. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 85.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Ça, c'est un refus d'affronter la réalité, l'idée que le mal est un problème – alors qu'en réalité, le mal, c'est toute la souffrance, toute l'affliction, tous les gâchis, toutes les pertes, toutes les injustices, auxquels nous serons confrontés toute notre vie durant, que nous devrons affronter encore et encore, que nous devrons accepter, dont nous devrons nous accomoder parce que cela fait partie de toute vie humaine. »

IX · 420 · Le Langage de la nuit, Ursula K. Le Guin

Traduction de Francis Guévremont, Paris : 2016, Aux Forges de Vulcain, "Le Livre de poche", N°34957, p. 86.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Les garçons aiment ça, quand on leur parle comme si c'étaient des hommes – du moins ça lui plaisait à lui quand il était gosse –, parce qu'ils font semblant de l'être de toute façon, des hommes adultes, et continuent à le faire toute leur vie. Même les vieux qui jouent au golf et à la belote, ou qui regardent la télé dans leur maison de retraite, ou qui sont à demi endormis dans un jacuzzi ne sont là qu'à faire semblant d'être des hommes adultes. »

IX · 415 · Lointain souvenir de la peau, Russell Banks

Traduction de Pierre Furlan, Paris : 2012, Actes Sud, "Babel", N°1201, p. 56.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Tout le monde est blotti à l'intérieur en attendant que George passe et s'en aille là où vont les cyclones quand ils ne sont plus ici – sur des écrans de télé, dans des reportages à la radio, sur Internet –, qu'ils deviennent réalité pour d'autres et cessent ainsi d'être tout simplement réels. »

IX · 415 · Lointain souvenir de la peau, Russell Banks

Traduction de Pierre Furlan, Paris : 2012, Actes Sud, "Babel", N°1201, p. 333.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Il n'y a pas de recensement fiable de toutes les espèces intelligentes de l'univers. Non seulement la controverse perdure sur ce qui constitue l'intelligence, mais partout, à tout instant, des civilisation connaissent l'ascension ou la chute, de même que les étoiles naissent et meurent.
Le temps dévore tout.
Pourtant, chaque espèce possède une manière de transmettre sa sagesse, une façon de rendre les idées visibles, tangibles, figées dans l'instant comme en un rempart face à l'irresistible déferlement du temps.
Tout le monde fait des livres. »

IX · 414 · La Ménagerie de papier, Ken Liu

Traductions de Pierre-Paul Durastanti, Vincent Foucher, David Creuze, Olivier Girard et Quarante-Deux, harmonisées par Pierre-Paul Durastanti, Paris : 2015, Gallimard, "Folio SF", N°586, p. 273.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« L'image semblait fugitive et permanente, comme mon ressenti du temps quand j'étais tout petit. Elle me rendait triste et heureux à la fois.
"Tout passe, Hiroto. Tu éprouves au fond de ton cœur ce qu'on appelle *mono no aware*, la sensibilité de l'éphémère. Le soleil, le pissenlit, la cigale, le Marteau, nous tous, sujets aux équations de James Clerk Maxwell, sommes des motifs transitoires destinés à disparaître, dans une seconde ou dans une éternité." »

IX · 414 · La Ménagerie de papier, Ken Liu

Traductions de Pierre-Paul Durastanti, Vincent Foucher, David Creuze, Olivier Girard et Quarante-Deux, harmonisées par Pierre-Paul Durastanti, Paris : 2015, Gallimard, "Folio SF", N°586, p. 408.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Mieux vaux attendre le hasard d'une rencontre, surtout sans avoir l'air d'attendre non plus. Car c'est ainsi, dit-on, que naissent les grandes inventions : par le contact inopiné de deux produits posés par hasard, l'un à côté de l'autre, sur une paillasse de laboratoire. Certes encore faut-il qu'on les ait disposés, ces produits, l'un près de l'autre, même si l'on n'avait pas prévu de les associer. Encore faut-il qu'on les ait convoqués ensemble au même moment : preuve qu'ils avaient, bien avant qu'on le sût, quelque chose à voir entre eux. C'est la chimie, c'est ainsi. »

IX · 410 · Je m'en vais, Jean Echenoz

Paris : 2001, Éditions de Minuit, "Double", N°17, p. 57.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Entrés en vigueur en 1995, les accords de Schengen instituent, on le sait, la libre circulation des personnes entre les pays européens signataires. La suppression des contrôles aux frontières intérieures, ainsi que la mise en place d'un service renforcé aux frontières extérieures, autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s'ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n'en comprennent que mieux leur douleur. »

IX · 410 · Je m'en vais, Jean Echenoz

Paris : 2001, Éditions de Minuit, "Double", N°17, p. 181.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Dans ce monde, comme le signala un jour Franny, chaque fois qu'on essaie de se croire inoubliable, on tombe toujours sur quelqu'un qui oublie qu'il vous a déjà rencontré. »

IX · 409 · L'Hôtel New Hampshire, John Irving

Traduction de Maurice Rambaud, Paris : 1982, Le Seuil, "Points", N°4110, p. 217.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Là, devant eux, se trouvait le plus grand fabriquant et fournisseur de silences au monde : qu'on en indique un, il pouvait le procurer sans délai, enveloppé et ficelé, complet, inclus les raclements de gorge et les murmures. Les silences embarrassés, peinés, calmes, sereins, complices, indifférents, bénis, les silences qui sont d'or et ceux qui sont nerveux. »

IX · 406 · Le Pays d'octobre, Ray Bradbury

Traduction de Doringe, Paris : 1957, Denoël, "Présence du futur", N°20, p. 69.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La vague me sépara du monde, des oiseaux dans le ciel, des enfants sur la plage, de ma mère sur la rive. Il y eut un moment de silence vert. Puis la vague me rendit au ciel, au sable, aux enfants braillards. Je sortis du lac et le monde m'attendait, ayant à peine bougé depuis que je l'avais quitté. »

IX · 406 · Le Pays d'octobre, Ray Bradbury

Traduction de Doringe, Paris : 1957, Denoël, "Présence du futur", N°20, p. 117.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Je n'avais que douze ans, mais je sais combien je l'aimais. De cet amour qui vient avant que le corps ou la morale aient une signification. Un amour où il n'y avait pas plus de mal que dans le vent et la mer et le sable, à jamais couchés l'un près de l'autre. Fait de toutes les longues journées chaudes passées ensemble sur la plage, et des calmes journées d'éducation bourdonnante à l'école. De toutes les longues journées d'automne des ans écoulés où je portais pour elle, au retour à la maison, ses livres de classe. »

IX · 406 · Le Pays d'octobre, Ray Bradbury

Traduction de Doringe, Paris : 1957, Denoël, "Présence du futur", N°20, p. 120.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Un train n'a guère de mémoire. Il a tôt fait de tout laisser derrière lui. Il oublie les champs de maïs de l'Illinois, les rivières de l'enfance, les ponts, les lacs, les vallées, les chaumières, les blessures et les joies. Il étale, il étire tout dans le lointain, en arrière, et tout s'efface derrière l'horizon. »

IX · 406 · Le Pays d'octobre, Ray Bradbury

Traduction de Doringe, Paris : 1957, Denoël, "Présence du futur", N°20, p. 120.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Martin savait que l'automne était revenu, car Chien rentrant dans la maison, apportait avec lui les vent et le givre et les effluves de pommes devenues cidre au pied des arbres. Dans ses poils noirs enroulés comme des ressorts de montre, Chien ramenait de la verge d'or, la poussière d'adieu de l'été, des coques de glands, des poils d'écureuil, un plume oubliée par un rouge-gorge émigré, de la sciure de bois fraîchement coupé, et des feuilles qui, secouées par des érables flamboyants de couleurs, atterrissaient pareilles à des débris de charbon de bois. Chien sautait. Des averses de fougère sèche et crépitante, de ronces, de populages, sautaient autour de lui sur le lit où Martin s'exclamait. Sans aucun doute, sans l'ombre d'un doute, cette bête incroyable était Octobre. »

IX · 406 · Le Pays d'octobre, Ray Bradbury

Traduction de Doringe, Paris : 1957, Denoël, "Présence du futur", N°20, p. 125.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Depuis quelques années, je ne buvais plus rien à la paille, sauf les milkshakes. Cette désaffection datait probablement de l'année où les principaux fabricants de pailles étaient passés du papier au plastique, et où nous étions entrés dans cette antipathique époque de la paille flottante ; pourtant j'appréciais toujours les pailles en plastique à coude : leur cou plié résiste à la courbure d'une manière très semblable à celle dont les phalanges de vos doigts se coincent légèrement si vous les maintenez dans la même position pendant quelques instants. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 8.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Quand j'étais petit, je croyais que le Scotch s'appelait ainsi parce que le mot Scotch imitait le crissement descendant des rubans de cellophane de l'époque. De même que la fluorescence a pris le pas sur l'incandescence, le Scotch est passé d'une transparence jaunâtre à une transparence bleuâtre, ainsi qu'à une superbe qualité de silence. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 20.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« La perforation ! Eurêka ! Cet affaiblissement délibéré et ponctué du papier et du carton, qui permet de le déchirer le long d'un chemin prévu à cet effet, en laissant sur chacun des nouveaux bords un plumage régulier, ou une rangée de blanches pilules à poils fins. C'est époustouflant d'astuce, cela vous bouleverse une époque, cette étonnante perception des propriétés uniques de la fibre de bois. Et pourtant, la célébrons-nous par une fête nationale ? A-t-on publié des livres en l'honneur des morts de ce champ d'honneur ? »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 107.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« En fait, j'aime avoir une main libre quand je marche même si je porte plusieurs paquets. J'aime avoir la possibilité de tapoter affectueusement les boîtes aux lettres vertes réservées aux facteurs, ou de faire rebondir mon poignet sur le support métallique des feux de signalisation ; deux raisons à cela : j'éprouve du plaisir à toucher avec le muscle élastique du tranchant de la paume ces surfaces fraîches et poussiéreuses et je me complais à être considéré par les gens comme un type en cravate, certes, mais suffisamment désinvolte et à l'aise pour faire comme les gosses lorsqu'ils passent un bâton sur des grilles en fer. Ce qui me plaisait le mieux, c'était de frôler les parcmètres de si près que ma main s'y cognait presque et, à la dernière minute, de lever le bras juste assez haut pour qu'il me passe sous l'aisselle. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 14.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Peut-être possédons-nous, à l'origine, un cerveau trop encombré en pure capacité de traitement ; la mort des cellules cérébrales ferait donc partie d'une opération de vannage, *nécessaire et planifiée*, qui précèderait l'accession à de plus hauts niveaux d'intelligence : les cellules les plus faibles succombent et les espaces qu'elles libèrent au cours de leur réabsorption stimulent la croissance d'arborescences disposant d'aires de jeu plus conséquentes. Résultat : l'émergence de nouvelles structures corrélationnelles complexes. [...] Avec moins de cellules, mais davantage de connexion entre chacune d'elles, la qualité du savoir subit une transformation : on commence à sentir les situations, on classe les gens en catégories, les souvenirs passés forment un tout et la vie prend de l'allure, insensible du temps de la prime jeunesse, d'une chose inévitable formée d'un million de petits succès et de petits échecs connectés et interdépendants au lieu de ressembler à un brillant chapelet de moments autonomes, chronologiquement alignés. Les mathématiciens ont besoin de tous ces neurones de secours, et leur carrière décline en même temps qu'eux, mais nous, nous devrions applaidir à leur disparition, car elle fait place libre à l'expérience. Selon le point de départ sur la gamme, le vieillissement du cerveau entraine vers un pôle plus riche et plus varié : les mathématiciens deviennent philosophes, les philosophes, historiens, les historiens, biographes, les biographes, recteurs d'université, les recteurs d'université, conseillers politiques et les conseillers politiques se présentent aux élections. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 34.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« J'approchai de l'arrière d'un camion vert, qui roulait à environ huit kilomètres à l'heure de moins que moi. [...] L'ensemble me parut d'une stupéfiante beauté, au moment où je changeai de file pour le doubler. À l'instant même où je donnais subitement sur plus de ciel bleu que de camion vert, je me rappelai que quand j'étais petit, je m'étais beaucoup intéressé au fait que n'importe quel objet, pour grossier, rouillé, sale ou discrédité qu'il fût, prenait fière allure si on le disposait sur un tissu blanc, ou sur un quelconque support propre. [...] Cette astuce de support propre, que j'avais découverte vers l'âge de huit ans, ne s'appliquait pas uniquement à mes possessions personnelles, comme cet ensemble de brachiopodes fossilisés que j'avais installé sur un carton de chemise blanc, mais aussi aux objets de musée : si les conservateurs posent géodes, paire de lunettes des Premiers Américains et décrottoirs de botte dans un écrin de velours noir ou gris, c'est que n'importe quel détail du monde peut, si on le fait suffisamment ressortir, acquérir sa véritable stature d'objet méritant l'attention. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 59.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Et je me rendis brusquement compte qu'à cette minute (impossible de savoir exactement laquelle) j'avais terminé la dose de croissance à grande vitesse qui m'avait été octroyée en tant qu'être humain, et que j'étais arrêté pour de bon à un stade intermédiaire de développement personnel. Je ne fis pas un geste, je ne cillai pas, je ne laissai filtrer aucun signe extérieur. En fait, après les premier choc occasionné par la surprise, la sensation n'était pas déplaisante. Voilà : j'étais devenu le genre de type qui disait trop souvent "en fait". J'étais devenu le genre de type qui, debout dans une voiture de métro, pensait à la manière de beurrer des toasts [...]. J'étais devenu le genre de type dont les découvertes majeures se borneraient probablement à des astuces pour terminer sa toilette tout habillé. J'étais un homme, mais j'étais bien loin d'être l'homme de première grandeur que j'avais espéré pouvoir devenir un jour. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 80.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Maintenant, et toujours dans l'hypothèse où mon enfance s'acheva à l'âge de vingt-trois ans, supposons que chaque jour de ma vie j'aie un nombre égal d'idées nouvelles. (Des qui n'avaient à être nouvelles que pour moi, des idées qui ne m'avaient pas effleuré auparavant, que d'autres les considérassent ou non comme dépassées ou banales ; et leur nombre exact n'avait pas d'importance – 1, 3, 35 ou 300 par jours, il dépendait de la finesse du tamis utilisé pour distinguer les nouveautés des redites et de ma propre estimation –, ce qui comptait, c'était qu'il fût constant.) Nous supposerons que toutes ces nouvelles idées, une fois survenues, ne se décomposèrent pas au-delà d'un certain point mais conservèrent une intégrité suffisante pour pouvoir être à tout instant rechargées dans la mémoire vive – même si l'évènement spécifique, ou la nouvelle idée qui me rappelleraient par la suite une idée précédente donnée ne devaient jamais se produire. Et disons que ma mémoire commença à fonctionner efficacement à l'âge de six ans. Sur la base de ces trois hypothèses simplificatrices, j'aurais donc emmagasinné dix-sept années (23 - 6 = 17) d'idées puériles avant d'être devenu adulte pendant ce trajet dans le métro pour me rendre au bureau. J'en tirai donc récemment la conclusion qu'il me suffisait de continuer à générer des idées nouvelles à la même cadence quotidienne jusqu'à l'âge de quarante ans (23 + 17 = 40) pour avoir enfin accumulé un capital d'idées d'adulte diverses et variées ayant plus de poids et de voix au chapitre que la totalité de mes idées précédentes – alors aurais-je atteint ma Majorité. Je n'avais jamais songé à l'existence d'un tel moment, mais il prit rapidement l'envergure d'un important objectif, qui miroitait devant mes yeux. C'est le moment où je comprendrai vraiment les choses ; où je ferai constamment du passé un usage sagace et tempéré ; où , quel que soit le sujet que je veuille considérer, je disposerai pour ce faire d'un éventail de données datant de mes vingt et de mes trente ans qui empêchera les petites voix flûtées susurrant, en leurs couleurs primaires, "quand j'avais huit ans", ou "quand j'étais petit", ou "quand j'étais en 6ᵉ", de faire surface. C'en sera fini de la suprématie obligatoire. La maturité ! *La maturité !* »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 83.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Bob et moi n'avion sjamais eu de ces conversations de moins d'une minute qui suffisent à ébaucher une relation dans les grandes firmes. Chacun connaissait l'existence de l'autre, pour avoir vu son nom en tant que destinataire de notes, et sur la porte d'un bureau. Un sentiment de malaise, proche de la culpabilité, était associé au fait que nous ne nous étions jamais donné la peine d'accepter la moindre des formalités sociales : nous présenter l'un à l'autre. Ce malaise s'accroissait à chaque fois que nous nous croisions. Dans un bureau, il reste toujours quelques individus pas-encore-présentés, ou avec qui on-n'a-jamais-parlé-du-temps-qu'il-fait ; le nombre se restreint progressivement : Bob était l'un des derniers. Son visage était si familier qu'il devenait vraiment embarrassant de le considérer comme un étranger. »

VIII · 344 · La Mezzanine, Nicholson Baker

Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 87.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« À moins, évidemment, que le hasard n'existe pas ; [...] auquel cas nous devrions soit – dans l'hypothèqe optimiste – nous lever et applaudir, parce que, si tout est prévu d'avance, nous avons tous une signification et la terreur de nous savoir aller à l'aveugle nous est épargnée ; ou alors nous devrions – dans l'hypothèse pessimiste – tout abandonner tout de suite, en comprenant la futilisté de la pensée décision action, puisque, quoi que nous pensions, cela ne change rien ; les choses seront ce qu'elles seront. Alors, où est l'optimisme ? Dans le destin ou dans le chaos ? »

VIII · 342 · Les Enfants de minuit, Salman Rushdie

Traduction de Jean Guiloineau, Paris : 1997, Gallimard, "Folio", N°5029, p. 138.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« "C'est peut-être une erreur, suggéra Mary. Peut-être que le petit sahib fait comme nous... il ne cligne que quand nous clignons." Et Amina : "Nous allons cligner des yeux l'une après l'autre et le regarder." Leurs paupières s'ouvrant et se fermant alternativement, elles observèrent le bleu glacé de mes yeux ; mais pas le moindre frémissement ; jusqu'à ce qu'Amina prenne les choses en main et vienne près du berceau pour m'abaisser les paupières. Elles fermaient : ma respiration changea aussitôt et prit le rythme satisfait du sommeil. Après cela, pendant plusieurs mois, mère et ayah m'ouvrirent et me fermèrent les paupières chacune à son tour. "Il apprendra, Madame, disait Mary pour réconforter Amina. C'est un gentil petit garçon, bien obéissant, il va saisir le truc." J'ai appris ; la première leçon de ma vie : personne ne peut regarder le monde avec les yeux toujours ouverts. »

VIII · 342 · Les Enfants de minuit, Salman Rushdie

Traduction de Jean Guiloineau, Paris : 1997, Gallimard, "Folio", N°5029, p. 223.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Assis auprès de ses amis, l'oncle Saltiel sifflait faux. L'heure de joie était passée et il avait de nombreux créanciers. Il découvrait qu'il avait échoué dans toutes ses entreprises et qu'il n'était bon à rien. Il soupira, puis sourit à un papillon qui voletait maladroitement. Le ciel se fit beau de nouveau. Les amis restaient silencieux.
– Que de mots ! dit tout à coup Salomon.
– Que veux-tu dire, petit ignorant ? questionna Mangeclous.
– Je veux dire que de mots dans le monde, que de phrases, que de pensées ! Cela m'a frappé tout à coup.
– Mais que de silences aussi, dit Saltiel.
– En somme, qu'est-ce que la vérité ? demanda rêveusement Salomon.
– C'est ce qui est entre les mots, dit le petit oncle, et qu'on éprouve dans la joie.
Il se fit donner des boulettes de viande aux épinards, s'installa dans un coin d'ombre de la grande cour, mangea et s'endormit, un morceau de pain entre les dents. »

VIII · 341 · Solal, Albert Cohen

Paris : 1958, Gallimard, "Folio", N°1269, p. 53.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« I would like to visit the factory that makes train horns, and ask them how they are able to arrive at that chord of eternal mournfulness. Is it deliberately sad? Are the horns saying, Be careful, stay away from that train or it will run you over and then people will grieve, and their grief will be as the inconsolable wail of this horn through the night? The out-of-tuneness of the triad is part of its beauty. »

VII · 299 · A box of matches, Nicholson Baker

Londres : 2004, Vintage, p. 22.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« The whole dropping-of-the-leaves thing and the coming of winter is one of those gradual process that becomes harder to believe each year it happens. All those leaves were up there firmly attached to the trees, and they're gone. Now, incredibly, there are *no leaves on the trees*. It's like death, which is also becoming harder and harder for me to understand. How could someone you know and remember so well be dead? My grandmother, for instance. I can't believe that she is dead. I don't mean that I believe in a hereafterly world, I don't. But it does seem puzzling to me that she is now not living. »

VII · 299 · A box of matches, Nicholson Baker

Londres : 2004, Vintage, p. 34.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« Several years ago, I decided that I would make a collection of paper-towel designs. Hundreds of patterns were coming and going, and unlike wallpaper patterns nobody was interested in studying them as indicia of American taste. Do you remember when suddenly one of the manufacturers began printing in four colors ? I think it was 1996. I had in minf a big folio, with a pane of a towel on each page, and a label of what it was, who had made it, the date, notes, etc. »

VII · 299 · A box of matches, Nicholson Baker

Londres : 2004, Vintage, p. 136.

Mots-clefs :

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾