N° 344 · Carnet VIII
La Mezzanine
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Première publication : 1986
Lu du
28/08/2016 au 03/09/2016, à Cancale, Neufchâtel
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« Depuis quelques années, je ne buvais plus rien à la paille, sauf les milkshakes. Cette désaffection datait probablement de l'année où les principaux fabricants de pailles étaient passés du papier au plastique, et où nous étions entrés dans cette antipathique époque de la paille flottante ; pourtant j'appréciais toujours les pailles en plastique à coude : leur cou plié résiste à la courbure d'une manière très semblable à celle dont les phalanges de vos doigts se coincent légèrement si vous les maintenez dans la même position pendant quelques instants. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 8.
« En fait, j'aime avoir une main libre quand je marche même si je porte plusieurs paquets. J'aime avoir la possibilité de tapoter affectueusement les boîtes aux lettres vertes réservées aux facteurs, ou de faire rebondir mon poignet sur le support métallique des feux de signalisation ; deux raisons à cela : j'éprouve du plaisir à toucher avec le muscle élastique du tranchant de la paume ces surfaces fraîches et poussiéreuses et je me complais à être considéré par les gens comme un type en cravate, certes, mais suffisamment désinvolte et à l'aise pour faire comme les gosses lorsqu'ils passent un bâton sur des grilles en fer. Ce qui me plaisait le mieux, c'était de frôler les parcmètres de si près que ma main s'y cognait presque et, à la dernière minute, de lever le bras juste assez haut pour qu'il me passe sous l'aisselle. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 14.
« Quand j'étais petit, je croyais que le Scotch s'appelait ainsi parce que le mot Scotch imitait le crissement descendant des rubans de cellophane de l'époque. De même que la fluorescence a pris le pas sur l'incandescence, le Scotch est passé d'une transparence jaunâtre à une transparence bleuâtre, ainsi qu'à une superbe qualité de silence. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 20.
« Peut-être possédons-nous, à l'origine, un cerveau trop encombré en pure capacité de traitement ; la mort des cellules cérébrales ferait donc partie d'une opération de vannage, *nécessaire et planifiée*, qui précèderait l'accession à de plus hauts niveaux d'intelligence : les cellules les plus faibles succombent et les espaces qu'elles libèrent au cours de leur réabsorption stimulent la croissance d'arborescences disposant d'aires de jeu plus conséquentes. Résultat : l'émergence de nouvelles structures corrélationnelles complexes. [...] Avec moins de cellules, mais davantage de connexion entre chacune d'elles, la qualité du savoir subit une transformation : on commence à sentir les situations, on classe les gens en catégories, les souvenirs passés forment un tout et la vie prend de l'allure, insensible du temps de la prime jeunesse, d'une chose inévitable formée d'un million de petits succès et de petits échecs connectés et interdépendants au lieu de ressembler à un brillant chapelet de moments autonomes, chronologiquement alignés. Les mathématiciens ont besoin de tous ces neurones de secours, et leur carrière décline en même temps qu'eux, mais nous, nous devrions applaidir à leur disparition, car elle fait place libre à l'expérience. Selon le point de départ sur la gamme, le vieillissement du cerveau entraine vers un pôle plus riche et plus varié : les mathématiciens deviennent philosophes, les philosophes, historiens, les historiens, biographes, les biographes, recteurs d'université, les recteurs d'université, conseillers politiques et les conseillers politiques se présentent aux élections. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 34.
« J'approchai de l'arrière d'un camion vert, qui roulait à environ huit kilomètres à l'heure de moins que moi. [...] L'ensemble me parut d'une stupéfiante beauté, au moment où je changeai de file pour le doubler. À l'instant même où je donnais subitement sur plus de ciel bleu que de camion vert, je me rappelai que quand j'étais petit, je m'étais beaucoup intéressé au fait que n'importe quel objet, pour grossier, rouillé, sale ou discrédité qu'il fût, prenait fière allure si on le disposait sur un tissu blanc, ou sur un quelconque support propre. [...] Cette astuce de support propre, que j'avais découverte vers l'âge de huit ans, ne s'appliquait pas uniquement à mes possessions personnelles, comme cet ensemble de brachiopodes fossilisés que j'avais installé sur un carton de chemise blanc, mais aussi aux objets de musée : si les conservateurs posent géodes, paire de lunettes des Premiers Américains et décrottoirs de botte dans un écrin de velours noir ou gris, c'est que n'importe quel détail du monde peut, si on le fait suffisamment ressortir, acquérir sa véritable stature d'objet méritant l'attention. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 59.
« Et je me rendis brusquement compte qu'à cette minute (impossible de savoir exactement laquelle) j'avais terminé la dose de croissance à grande vitesse qui m'avait été octroyée en tant qu'être humain, et que j'étais arrêté pour de bon à un stade intermédiaire de développement personnel. Je ne fis pas un geste, je ne cillai pas, je ne laissai filtrer aucun signe extérieur. En fait, après les premier choc occasionné par la surprise, la sensation n'était pas déplaisante. Voilà : j'étais devenu le genre de type qui disait trop souvent "en fait". J'étais devenu le genre de type qui, debout dans une voiture de métro, pensait à la manière de beurrer des toasts [...]. J'étais devenu le genre de type dont les découvertes majeures se borneraient probablement à des astuces pour terminer sa toilette tout habillé. J'étais un homme, mais j'étais bien loin d'être l'homme de première grandeur que j'avais espéré pouvoir devenir un jour. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 80.
« Maintenant, et toujours dans l'hypothèse où mon enfance s'acheva à l'âge de vingt-trois ans, supposons que chaque jour de ma vie j'aie un nombre égal d'idées nouvelles. (Des qui n'avaient à être nouvelles que pour moi, des idées qui ne m'avaient pas effleuré auparavant, que d'autres les considérassent ou non comme dépassées ou banales ; et leur nombre exact n'avait pas d'importance – 1, 3, 35 ou 300 par jours, il dépendait de la finesse du tamis utilisé pour distinguer les nouveautés des redites et de ma propre estimation –, ce qui comptait, c'était qu'il fût constant.) Nous supposerons que toutes ces nouvelles idées, une fois survenues, ne se décomposèrent pas au-delà d'un certain point mais conservèrent une intégrité suffisante pour pouvoir être à tout instant rechargées dans la mémoire vive – même si l'évènement spécifique, ou la nouvelle idée qui me rappelleraient par la suite une idée précédente donnée ne devaient jamais se produire. Et disons que ma mémoire commença à fonctionner efficacement à l'âge de six ans. Sur la base de ces trois hypothèses simplificatrices, j'aurais donc emmagasinné dix-sept années (23 - 6 = 17) d'idées puériles avant d'être devenu adulte pendant ce trajet dans le métro pour me rendre au bureau. J'en tirai donc récemment la conclusion qu'il me suffisait de continuer à générer des idées nouvelles à la même cadence quotidienne jusqu'à l'âge de quarante ans (23 + 17 = 40) pour avoir enfin accumulé un capital d'idées d'adulte diverses et variées ayant plus de poids et de voix au chapitre que la totalité de mes idées précédentes – alors aurais-je atteint ma Majorité. Je n'avais jamais songé à l'existence d'un tel moment, mais il prit rapidement l'envergure d'un important objectif, qui miroitait devant mes yeux. C'est le moment où je comprendrai vraiment les choses ; où je ferai constamment du passé un usage sagace et tempéré ; où , quel que soit le sujet que je veuille considérer, je disposerai pour ce faire d'un éventail de données datant de mes vingt et de mes trente ans qui empêchera les petites voix flûtées susurrant, en leurs couleurs primaires, "quand j'avais huit ans", ou "quand j'étais petit", ou "quand j'étais en 6ᵉ", de faire surface. C'en sera fini de la suprématie obligatoire. La maturité ! *La maturité !* »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 83.
« Bob et moi n'avions jamais eu de ces conversations de moins d'une minute qui suffisent à ébaucher une relation dans les grandes firmes. Chacun connaissait l'existence de l'autre, pour avoir vu son nom en tant que destinataire de notes, et sur la porte d'un bureau. Un sentiment de malaise, proche de la culpabilité, était associé au fait que nous ne nous étions jamais donné la peine d'accepter la moindre des formalités sociales : nous présenter l'un à l'autre. Ce malaise s'accroissait à chaque fois que nous nous croisions. Dans un bureau, il reste toujours quelques individus pas-encore-présentés, ou avec qui on-n'a-jamais-parlé-du-temps-qu'il-fait ; le nombre se restreint progressivement : Bob était l'un des derniers. Son visage était si familier qu'il devenait vraiment embarrassant de le considérer comme un étranger. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 87.
« La perforation ! Eurêka ! Cet affaiblissement délibéré et ponctué du papier et du carton, qui permet de le déchirer le long d'un chemin prévu à cet effet, en laissant sur chacun des nouveaux bords un plumage régulier, ou une rangée de blanches pilules à poils fins. C'est époustouflant d'astuce, cela vous bouleverse une époque, cette étonnante perception des propriétés uniques de la fibre de bois. Et pourtant, la célébrons-nous par une fête nationale ? A-t-on publié des livres en l'honneur des morts de ce champ d'honneur ? »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 107.
« L. me dit un jour que lorsqu'il lui arrivait de se retrouver seule dans un ascenseur, elle relevait sa jupe au-dessus de sa tête. Pour ma part, seul en ascenseur, j'ai déjà fait semblant de me cogner dans les murs comme un jouet mécanique remonté ; j'ai déjà feint d'arracher un masque en latex de mon visage en jetant des hurlements d'agonie ; j'ai montré du doigt un individu imaginaire en disant : "Toi, fais gaffe à pas prendre mon poing dans la gueule !" Le signal lumineux et le ralentissement vous laissent le temps de redresser vos lunettes et de vous recomposer une expression hiéroglyphique avant que d'autres passagers ne montent. On ne jouit pas de tels instants d'intimité sur un escalator. Cependant je préfère ce moyen assez recherché et inhabituel de gagner mon bureau plutôt que d'avoir à me soumettre jour après jour aux petites formalités d'usage dans les ascenseurs : lever les yeux en même temps que tout le monde pour voir changer le numéro de l'étage ; prendre la responsabilité d'appuyer sur le bouton "Ouvert" ou de tenir écartés les battants en caoutchouc de la porte ; écouter des fins de conversations, obligatoirement proférées d'un ton sournois de conspirateurs, car dans cette bousculade tout le monde entend tout, alors qu'elles étaient parfaitement insignifiantes dans le brouhaha du hall ; balayer de la main le rayon lumineux entre les deux portes ouvertes si personne ne monte ou ne descend à un étage donné, pour simuler un passage et réduire le temps d'attente ; faire sonner des pièces de monnaie ; saluer des étrangers d'un mouvement de lèvres sans émission de voix, en ouvrant la bouche et en la refermant. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 110.
« Sans oublier que les chopes, comme les pare-chocs de voiture et les t-shirts, sont devenues pour les gens l'endroit idéal où afficher allégeance, noms, manies, héros ou préférences graphiques. Comme toutes les chopes dont on est propriétaire sont en général différentes, [...] on en arrive à aimer chacune de ses chopes pour elle-même, et l'on essaye de donner à toutes, même à celles que l'on aime le moins, une occasion de contenir son café – avec les chopes affreuses, on réagit comme avec des livres de poche à la couverture hideuse, mais dont on aime le texte : on se met à éprouver une certaine tendresse pour leur laideur, pour la faute de goût qu'elles dénoncent. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 113.
« Je ne pensais pas aux distributeurs quand je passais devant, mais j'étais conscient de leur présence, et reconnaissant, le genre de reconnaissance que mérite, au cinéma, la personne chargée des raccords, qui s'assure que si un acteur est assis devant trois crêpes et porte un pansement sur un plan tourné un certain jour, il y aura les mêmes crêpes et le même pansement le lendemain. Je comptais sur la présence des appareils comme on compte sur une haie bien taillée à un certain carrefour, ou sur une affiche aux couleurs passées dans la vitrine de la teinturerie ; une nourriture visuelle sur le chemin pour rentrer chez moi. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 116.
« Et nous quittons chaque soir cette richesse et cette pompe pour rentrer chez nous et nous planter, tout suants, devant une commode dont certains tiroirs sont ouverts mais ne fonctionnent certes pas sur roulement à billes, nous posons par terre notre serviette et le sac de l'épicier ; nous vidons nos poches de poignées de monnaie et de papiers de chewing-gum en nous penchant un peu en avant pour réunir toutes les pièces que nous avons récoltées ce jour-là, parce que nous avons paresseusement tendu un billet à chaque transaction ; puis nous laissons tomber la monnaie chaude, les clefs, des reçus de distributeur de billets et divers bouts de papier dans cette soucoupe qui déborde déjà de pièces et, en prenant une autre fausse position particulière, nous sortons notre portefeuille, dont la masse moite nous a subliminalement gênés toute la journée même si nous étions bien incapables jusque-là de préciser la nature de cette gêne ; nous posons ce tas de cuir et de plastique un peu poisseux sur le monticule de pièces de monnaie et l'une de nos fesses se rafraîchit instantanément, soulagée de dix heures d'éprouvante promiscuité. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 135.
« Il semble que les gens lèvent le sourcil à chaque fois qu'ils approchent quelque chose de leur visage. La première gorgée de café, le matin, fait lever les sourcils ; j'ai vu certains individus qui remuent tout leur cuir chevelu chaque fois qu'ils portent une fourchettée de nourriture à leur bouche. On peut envisager l'hypothèse suivante : lever les sourcils est un moyen de dire à son cerveau de ne pas activer son habituelle réaction de sursaut devant l'approche d'objets mobiles. »
Traduction d'Arlette Stroumza, Julliard, 10/18, "Domaine étranger", N°2364, p. 141.