N° 495 · Carnet X
Vivre avec le trouble
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Première publication : 2016
Lu du
20/01/2021 au 05/02/2021, à Rennes
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« Quelles questions nous permettent de réfléchir à d'autres questions ? Quelles histoires racontons-nous lorsque nous racontons d'autres histoires ? Quels noeuds nouent d'autres noeuds ? Quelles pensées posent des pensées ? Queslles descriptions décrivent des descriptions ? Quels liens font des liens ? Tout cela compte. Quelles histoires font des mondes ? Quels mondes font des histoires ? Cela compte aussi. »
P. 25
« Chaque fois qu'un récit m'aide à me souvenir de ce que je croyais connaître, ou m'initie à quelque nouveau savoir, il y a ce muscle, fondamental pour que l'épanouissement devienne une préoccupation, qui fait une petite séance d'aérobic. Ce genre d'exercice est bon pour la pensée collective. Il permet aussi de mieux se mouvoir dans la complexisté. Chaque fois que je cherche à comprendre comment un noeud s'est formé et que j'y ajoute quelques fils – qui finissent par devenir essentiels à la trame, même si leur présence semblait d'abord fantaisiste – il m'apparaît plus clair que "vivre avec le trouble", un trouble inévitable quand on fait des mondes complexes, est le nom du jeu qui consiste à bien vivre et à bien mourir ensemble sur Terra, à Terrapolis. »
P. 50
« Personne ne vit partout, tout le monde vit quelque part. Rien n'est lié à tout, tout est lié à quelque chose*.
\*Le genre de philosophie écologiste holistique insistant sur l'idée que "tout serait lié à quelque chose" ne nous sera ici d'aucune aide. Nous dirons plutôt que chaque chose est liée à *quelque* autre *chose*, qui est elle-même liée à quelque autre chose. Même s'il est possible que nous soyons *en dernière analyse*, tous liés les uns aux autres, la spécificité et la proximité des connexions (*avec qui nous sommes liés et dans quelle mesure*) sont importantes. C'est au sein même de ces relations qu'adviennent la vie et la mort[...]
-> Thom Van Dooren, *Flight Ways: life and loss at the Edge of Extinction* »
P. 56
« Que signifie renoncer à la capacité de penser ? L'ère que l'on nomme Anthropocène est celle d'une urgence qui concerne une multitude d'espèces, dont l'espèce humaine. C'est une époque caractérisée par les extinctions de masse, par le déferlement des désastres et dont les aspects imprévisibles sont stupidement connus pour inconnaissables. C'est aussi une époque du refus : refus de savoir, refus de cultiver la respons(h)abilité, refus d'être présent dans et face à la catastrophe qui vient. Jamais on n'a autant détourné le regard. Parler, en ce sens, d'une époque "sans précédent" c'est assurément – et compte tenu de ce qui a pu se passer au cours des siècles précédents – faire référence à quelque chose de presque inimaginable. Mais comment penser l'urgence de cette situation *sans* avoir recours aux mythes complaisants et autoréalisateurs de l'apocalypse ? Chaque fibre de notre être fait partie, et même s'avère complice, du tissu des processus, qui doivent, d'une manière ou d'une autre, être combattus et réorganisés. Récursivement, la figure est entre nos mains, qu'on l'ait voulu ou non. Penser nous devons : ainsi faut-il répondre à la confiance de la main tendue. »
P. 67
« Ursula Le Guin écrivait ainsi : "C'est avec un certain sentiment d'urgence que je cherche la nature, le sujet, les mots de l'autre histoire, celle qui n'a pas encore été racontée, l'histoire de la vie". »
P. 75
« Nous tissons des liens, nous connaissons, nous pensons, nous formons des mondes, nous racontons des histoires grâce (et avec) d'autres histoires, d'autres mondes, d'autres connaissances, d'autres pensées, d'autres inspirations. Toutes les bestioles de Terra en font ainsi – dans leur diversité effrontée et dans tout ce qui, dans leurs mones de spéciation et au moyen des noeuds qu'elles forment, brise les catégories. D'autres mots pourraient être employés pour décrire la même chose : matérialisme, évolution, écologie, sympoïèse, histoire, savoirs situés, performances cosmologiques, animisme, univers en formation à travers les sciences et les arts... Cette liste pourrait encore se voir complétée par toutes les contaminations et les infections qu'évoque chacun de ces termes. Les bestioles sont en jeu les unes avec les autres, dans chaque mélange, dans chaque brassage de ce tas de compost qu'est Terra. »
P. 188
« Dans les mondes occidentaux, comme partout ailleurs, les femmes ont rarement été incluses dans la formation patrilinéaire de la pensée – et assurément pas dans celle qui décide d'entrer (de nouveau) en guerre. Pouquoi Virginia Woolf, ou tout autre femme (ou homme, du reste) aurait-elle dû être fidèle à de telles lignées et avoir leurs exigences de sacrifice ? L'infidélité semble le moins que nous puissions exiger de nous-mêmes ! [...]
Nous devons "oser faire relais, c'est-à-dire créer, fabuler, pour ne pas désespérer. Pour induire une transformation, peut-être, mais sans loyauté artificielle qui rassemblerait "au nom d'une cause", aussi estimable soit-elle."*
\*Vinciane Despret et Isabelle Stengers, *Les Faiseuses d'histoire* »
P. 280