N° 477 · Carnet IX
Cronopes et fameux
, ,Première publication : 1962
Lu du 08/05/2020 au 19/05/2020, à Rennes
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Comme un taureau rétif pousser de la tête contre la masse transparente au cœur de laquelle nous prenons notre café au lait et ouvrons le journal pour savoir ce qui se passe aux quatre coins de la brique de verre. Refuser l'acte délicat de tourner un bouton de porte, cet acte par lequel tout pourrait être transformé, soit accompli avec la froide efficacité d'un geste quotidien. À tout à l'heure, chérie, bonne journée.
Serrer une petite cuiller entre deux doigts et sentir son battement de métal, son éveil inquiet. Comme cela fait mal de renier une petite cuiller, de renier une porte, de renier tout ce que l'habitude lèche pour lui donner la souplesse désirée. C'est tellement plus commode d'accepter la fausse sollicitude de la cuiller, de l'utiliser pour touiller son café.
Et ce n'est pas si mal au fond que les choses nous retrouvent tous les jours et soient les mêmes. Qu'il y ait la même femme à nos côtés, le même réveil, et que le roman ouvert sur la table se remette en marche sur la bicyclette de nos lunettes. Pourquoi serait-ce mal ? Mais comme un taureau triste il faut baisser la tête, du centre vers la brique de verre pousser vers le dehors, vers tout le reste si près de nous, insaisissable, comme le picador si près du taureau. Se punir les yeux en regardant cette chose qui passe dans le ciel et accepte sournoisement son nom de nuage, son modèle catalogué dans la mémoire. Ne crois pas que le téléphone va te donner les numéros que tu cherches. Pourquoi te les donnerait-il ? Il n'arrivera que ce que tu as déjà préparé et résolu, le triste reflet de ton espérance, ce singe qui gratte sur une table et tremble de froid. Écrabouille-le ce singe, fonce contre le mur et ouvre une brèche. Oh ,comme on chante à l'étage au-dessus ! Il y a un étage au-dessus où vivent des gens qui ignorent leur étage en-dessous, et nous sommes tous dans la brique de verre. Mais si soudain une mite se pose au bout de mon crayon et bat comme un fou sous la cendre, regarde-la, moi je la regarde, je palpe son cœur minuscule et je l'entends, cette mite qui résonne dans la pâte de verre congelé, tout n'est pas perdu. Quand j'ouvrirai la porte, quand je sortirai sur le palier, je saura qu'en bas commence la rue, non pas le modèle accepté d'avance, non pas les maisons déjà connues, non pas l'hôtel d'en face : la rue, forêt vivante où chaque instant peut me tomber dessus comme une fleur de magnolia, où les visages vont naître de l'instant où je les regarde, lorsque j'avancerai d'un pas, lorsque je me cognerai des coudes, des cils et des ongles à la pâte de verre de la brique et pas à pas je risquerai ma vie pour aller acheter le journal au kiosque du coin. »
Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 11.
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Penses-y bien : lorsqu'on t'offre une montre, on t'offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d'air. On ne t'offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu'elle te fera de l'usage, c'est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t'offre pas seulement ce minuscule picvert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t'offre – on l'ignore, le plus terrible c'est qu'on l'ignore –, on t'offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est à toi mais qui n'est pas ton corps, qu'il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t'offre la nécessité de la remonter tous les jours, l'obligation de la remonter pour qu'elle continue à être une montre ; on t'offre l'obsession de vérifier l'heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l'horloge parlante. On t'offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t'offre sa marque, et l'assurance que c'est une marque meilleure que les autres, on t'offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t'offre pas une montre, c'est toi le cadeau, c'est toi qu'on offre pour l'anniversaire de la montre. »
Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 28.
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Un monsieur rencontre un ami et le salue en lui tendant la main et en inclinant un peu la tête.
C'est ainsi du moins qu'il croit le saluer mais le salut est déjà inventé depuis longtemps et ce bon monsieur ne fait qu'entrer dans le salut comme le pied dans la chaussure.
Il pleut. Un monsieur se réfugie sous un porche. Et ces gens ne savent jamais qu'ils sont en train de se glisser sur un toboggan fabriqué depuis la première pluie et le premier porche. Un toboggan humide de feuilles mortes.
Et les gestes de l'amour, de doux musée, cette galerie de visages de fumée. Que ta vanité te console : la main d'Antoin chercha ce que cherche ta main et ni la sienne ni la tienne ne cherchaient rien qui n'ait déjà été trouvé de toute éternité. Mais les choses invisibles ont besoin de s'incarner, les idées tombent à terre comme des colombes mortes.
Ce qui est véritablement nouveau fait peur ou émerveille : deux sensations également proches de l'estomac qui accompagnent toujours la présence de Prométhée ; le reste, c'est la commodité, ce qui est toujours plus ou moins bien ; les verbes actifs contiennent le répertoire au complet.
Hamlet n'hésite pas : il cherche la solution authentique et non les portes de la maison ou les chemins déjà parcourus, pour autant de carrefours ou de raccourcis qu'ils proposent. Il veut la tangente qui fait voler le mystère en éclats, la cinquième feuille du trèfle. Entre oui et non, quelle infinie rose des vents. Les princes de Danemark, ces faucons qui préfèrent mourir plutôt que de manger de la chair morte.
Quand les souliers font mal, bon signe. Quelque chose est là en train de changer, quelque chose qui nous désigne, qui sourdement nous pose, nous expose. C'est pour cela que les monstres sont si populaires et que les journeaux s'extasient devant les veaux à deux têtes. Quelles possiblités, quelle ébauche d'un saut vers autre chose !
Tiens, voilà Lopez.
– Comment va, Lopez ?
– Et toi, comment va ?
Et c'est ainsi qu'ils croient se saluer. »
Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 89.
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Un Fameux possédait une pendule murale et toutes les semaines il la remontait AVEC SOIN. Vint à passer un Cronope qui le voyant se mit à rire, rentra chez lui et inventa la pendule-artichaut ou cynara car l'un et l'autre se dit ou se disent.
La pendule-artichaut de ce Cronope est un artichaut de la plus grande espèce fixé par sa tige à un trou dans le mur. Les innombrables feuilles de l'artichaut marquent l'heure présente mais aussi toutes les heures, de sorte que le Cronope pour savoir une heure n'a qu'à enlever une feuille. Comme il les enlève de gauche à droite, la feuille donne toujours l'heure exacte et chaque jour le Cronope enlève un nouveau rang de feuilles. Quand il arrive au cœur, le temps n'est plus mesurable et dans l'infinie rose violette du centre, le Cronope découvre un infini contentement, après quoi il la mange à la sauce vinaigrette et met une autre pendule dans le trou. »
Traduction de Laure Guille-Bataillon, Paris : 1977, Gallimard, nrf, "Du monde entier", p. 132.
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