∞-lecture

(V2.0)

N° 541 · Carnet X

Le Mur invisible

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Première publication : 1968

Lu du 02/01/2023 au 07/01/2023, à Rennes

Emprunté à quelqu'un

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« Je me demande où est passée l'heure exacte, depuis qu'il n'y a plus d'hommes. Parfois me revient à l'esprit l'importance jadis de ne pas arriver cinq minutes en retard. La plupart des gens que je connaissais faisaient de leur montre une sorte de divinité et même moi je trouvais cela tout à fait raisonnable. Quand on est tombé en esclavage, il est bon de s'en tenir aux prescriptions et de ne pas mécontenter le maître. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 75.

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« [...] il était bien plus probable que je me révèle incapable d'assurer la survie de mes animaux que de les voir mourir. Autant que je puisse m'en souvenir, j'ai toujours eu à souffrir de telles craintes et j'en souffrirai aussi longtemps qu'il existera un être, quel qu'il soit, qui m'aura été confié. Autrefois, bien avant qu'il soit question du mur, j'aurais parfois souhaité être morte pour être enfin libérée du poids qui pèse sur moi. Je n'ai jamais osé parler à quiconque de ce lourd fardeau, un homme ne m'aurait pas comprise, quand aux femmes, elles ressentaient la même chose. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 82.

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« Quand je me remémore la femme que j'ai été, la femme au léger double menton qui se donnait beaucoup de mal pour paraître plus jeune que son âge, j'éprouve pour elle peu de sympathie. Mais je ne voudrais pas la juger trop sévèrement. Il ne lui a jamais été donné de prendre sa vie en main. Encore jeune fille, elle se chargea en toute inconscience d'un lourd fardeau et fonda une famille, après quoi elle ne cessa plus d'être accablée par un nombre écrasant de devoirs et de soucis. Seule une géante aurait pu se libérer et elle était loin d'être une géante, juste une femme surmenée, à l'intelligence moyenne, condamnée à vivre dans un monde hostile aux femmes, un monde qui lui parut toujours étranger et inquiétant. Elle en savait un peu sur pas mal de choses mais sur la plupart elle ne savait rien du tout et, en général, dans son esprit dominait un désordre effrayant. C'était bien assez pour la société dans laquelle elle vivait et qui d'ailleurs était aussi ignorante et accablée qu'elle. Mais je dois dire à sa décharge qu'elle en ressentit toujours un malaise diffus et qu'elle garda conscience que cela ne pouvait pas être suffisant. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 96.

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« [...] Noël avait été une belle fête mystérieuse aussi longtemps que j'étais restée une petite fille qui croyait aux miracles. Plus tard, Noël était devenu une fête joyeuse à l'occasion de laquelle je recevais des cadeaux de toutes parts et où je m'imaginais être le centre du monde. Je ne songeais pas alors à me demander ce que cette fête devait représenter pour mes parents ou mes grands-parents. Mais quelque chose de son ancien enchantement s'est dissipé et elle perdait chaque fois un peu plus de son éclat. Plus tard, quand mes filles étaient encore petites, la fête parut renaître, mais pas pour longtemps car mes enfants n'étaient pas aussi sensibles que moi au mystère et à l'enchantement. Pourtant Noël redevenait une fête joyeuse où mes filles recevaient des cadeaux de toutes parts et s'imaginaient que tout n'était que pour elles. Et il en était bien ainsi. Puis, très vite, Noël ne fut plus une fête mais le jour où par habitude nous offrons des cadeaux que de toute façon il aurait fallu s'acheter. À ce moment, Noël était déjà mort pour moi [...]. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 154.

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« La nuit dont j'avais toujours eu peur et que je combattais jadis en allumant toutes les lumières ne m'inspirait sur l'alpage plus aucune terreur. En fait, enfermée dans des maisons de pierre, derrière des persiennes et des rideaux, je ne l'avais jamais réellement connue. La nuit n'était pas du tout ténèbreuse. Elle était belle et je commençais à l'aimer. Même quand il pleuvait et que le ciel restait caché par les nuages, le savais que les étoiles étaient là, les rouges, les vertes, les jaunes et les bleues. Elles étaient toujours là, et aussi pendant le jour quand je ne les voyais plus. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 221.

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« Depuis mon enfance, j'avais désappris à voir les choses avec mes propres yeux et j'avais oublié qu'un jour le monde avait été jeune, intact, très beau et terrible. Je ne pouvais plus revenir en arrière, car je n'étais plus une enfant et je n'étais plus capable de sentir comme une enfant, mais la solitude me permettait parfois de voir encore une fois, sans souvenir ni conscience, la splendeur de la vie. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 245.

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« Je travaillais tranquillement et régulièrement, sans trop me fatiguer. La première année, je n'en avais pas été capable tout simplement parce que je ne savais pas trouver le rythme convenable. Mais depuis, j'avais appris comment il fallait s'y prendre et je m'étais adaptée à la forêt. En ville on peut vivre de nombreuses années de façon trépidante, le système nerveux s'en trouve ruiné mais on peut tenir longtemps. Mais pesonne n'est capable de faire des ascensions en montagne, de planter des pommes de terre, de couper du bois ou de faucher pendant plusieurs mois de façon trépidante. [...] À présent je prends le pas tranquille du paysan, même pour me rendre de la maison à l'étable. Le corps reste détendu et les yeux ont le temps de regarder. Une personne qui court n'a le temps de rien voir. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 257.

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« Dans mes rêves, je mets au monde des enfants qui sont indifféremment des humains, des chats, des chiens, des veaux, des ours et d'étranges êtres couverts de poils. Mais tous naissent de moi et il n'y a rien en eux qui puisse m'effrayer ou me rebuter. Cela me semble étrange que parce que je l'écris d'une écriture humaine avec des mots humains. Peut-être faudraitèil dessiner ses rêves avec des graviers sur de la mousse ou les tracer dans la neige avec un bâton. Mais je n'en suis pas capable. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 274.

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« Mais si le temps n'existe que dans ma tête, et si je suis le dernier être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse. Il est peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. [...] Dans le fond, ces pensées n'ont aucune signification. Les choses arrivent tout simplement et, comme des milliers d'hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d'un évènement est tout entier dans cet évènement. »

Traduction de Jacqueline Chambon et Liselotte Bodo, Paris : 1992, Actes Sud, "Babel", p. 277.

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