N° 361 · Carnet VIII
Austerlitz
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Première publication : 2001
Lu du
11/03/2017 au 24/03/2017, à Rennes, Chateaumeillant, Port-Marly
Emprunté à quelqu'un
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« Il nous faudrait [...] établir un catalogue de nos constructions par ordre de taille et l'on comprendrait aussitôt que ce sont les bâtiments de l'architecture domestique classés en dessous des dimensions normales – la cabane dans le champ, l'ermitage, la maisonnette de l'éclusier, le belvédère, le pavillon des enfants au fond du jardin – qui peuvent éventuellement nous procurer un semblant de paix, tandis que nulle personne sensée n'oserait jamais affirmer qu'elle trouve plaisante une énorme bâtisse comme le palais de justice de Bruxelles. On la regarderait avec étonnement, et cet étonnement serait une former première de l'épouvante, car quelque part nous savons, bien sûr, ajouta Austerlitz, que ces constructions surdimensionnées projettent déjà l'ombre de la destruction et qu'elles sont d'emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l'état de ruines. »
Traduction de Patrick Charbonneau, Paris : 2002, Actes Sud, "Babel", N°1187, p. 25.
« La journée, dit Alphonso, [les mites] dormaient à couvert dans les fissures des rochers, sous les pierres, les débris végétaux jonchant le sol ou les frondaisons. Quand on les découvre, la plupart sont inertes et comme mortes, et elles doivent se secouer pour s'éveiller ou sautiller sur le sol en se dégourdissant les ailes et les pattes avant de pouvoir prendre leur envol. La température de leurs corps est alors de 36°, comme celle des mammifères, des dauphins et des thons au meilleur de leur activité. 36°, dit Alphonso, est le point qui, dans la nature, s'est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, et il lui était arrivé de songer, pour reprendre les termes de ses propos, dit Austerlitz, il lui était arrivé de songer que tout le malheur des hommes venait de ce que, à un moment donné, ils s'étaient écartés de cette norme, s'étaient échauffés et vivaient en permanence dans un état fiévreux. »
Traduction de Patrick Charbonneau, Paris : 2002, Actes Sud, "Babel", N°1187, p. 111.
« Par cette nuit d'été, dit Austerlitz, jusqu'à la pointe du jour, nous sommes restés assis dans cette combe au-dessus de l'embouchure du Mawddach et nous avons observé la centaine de milliers de papillons nocturnes, selon l'estimation d'Alphonso, venus danser autour de nous leur ballet virevoltant. Admirés surtout par Gerald, les diverses stries lumineuses qu'ils semblaient laisser derrière eux, traits, boucles et spirales, n'avaient en réalité aucune existence, avait expliqué Alphonso, elles n'étaient que traces fantômes dues à la paresse de notre œil, qui croit encore voir un reflet rémanent à l'endroit d'où l'insecte, pris une fraction de seconde sous l'éclat de la lampe, a déjà disparu. C'était à ce genre de phénomènes factices, à ces irruptions de l'irréel dans le monde réel, à certains effets de lumière dans un paysage étalé devant nous, au miroitement de l'œil qu'une personne aimée, que s'embrasaient nos sentiments les plus profonds, ou du moins ce que nous tenions pour tel. »
Traduction de Patrick Charbonneau, Paris : 2002, Actes Sud, "Babel", N°1187, p. 112.
« [...] et régulièrement, ajouta-t-elle, dit Austerlitz, quand nous en arrivions à la page où il est dit que la neige traverse le couvert des arbres et que bientôt son poudroiement tapissera tout le sol de la forêt, je levais les yeux vers elle et lui demandais mais quand tout sera blanc, comment les écureuils feront-ils pour savoir où ils ont caché leurs provisions ? *Ale když všechno zakryje snih, jak veverky najdou to miísto, kde si schovaly zásoby ?* C'est ainsi, dit Vera, que je formulais toujours la question qui ne cessait de m'obséder. Oui, comment les écureuils savent-ils, et que savons-nous au juste, et comment faisons-nous pour nous souvenir, et que de choses ne déterrerons-nous pas en définitive ? »
Traduction de Patrick Charbonneau, Paris : 2002, Actes Sud, "Babel", N°1187, p. 240.
« Tous les moments de notre vie me semblent alors réunis en un seul espace, comme si les évènements à venir existaient déjà et attendaient seulement que nous nous y retrouvions enfin, de même que, une fois que nous répondons à une invitation, nous nous retrouvons à l'heure dite dans la maison où nous devons nous rendre. Et ne serait-il pas pensable, poursuivit Austerlitz, que nous ayons aussi des rendez-vous dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà en grande part effacé, et que nous allions retrouver des lieux et des personnes qui, au-delà du temps d'une certaine manière, gardent un lien avec nous ? »
Traduction de Patrick Charbonneau, Paris : 2002, Actes Sud, "Babel", N°1187, p. 302.