∞-lecture

(V2.0)

N° 530 · Carnet X

Que ma joie demeure

,
,

Première publication : 1935

Lu du 07/08/2022 au 05/09/2022, à Lannilis, Rennes

Dans la bibliothèque

︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾.︾

« C'était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l'herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d'or, épanouies, enfoncées dans les ténèbes et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, se retournait.
"Il fait un clair de toute beauté", se disait-il.
Il n'avait jamais vu ça.
Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d'osier. Ça n'était pas le vent. C'était tout simplement le ciel qui descendait jusqu'à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 9.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Il y avait tant de lumière qu'on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jours mais engraissé d'ombre et d'une couleur bien plus fine. L'œil s'en réjouissait. L'apparence des choses n'était plus de cruauté mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 11.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Le feu, le chant de l'eau, l'odeur du café étaient une maison beaucoup plus solide que la ferme. On pouvait s'abriter là-dedans beaucoup mieux que dans toutes les constructions de pierre. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 27.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« On a l'impression qu'au fond les hommes ne savent pas très exactement ce qu'ils font. Ils bâtissent avec des pierres et ils ne voient pas que chacun de leurs gestes est accompagné d'une ombre de geste qui pose une ombre de pierre dans une ombre de mortier. Et c'est la bâtisse d'ombre qui compte. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 27.

Mots-clefs :

︾.︾

« La jeunesse, dit l'homme, c'est la joie. Et, la jeunesse, ce n'est ni la force, ni la souplesse, ni même la jeunesse comme tu disais : c'est la passion pour l'inutile.
"Inutile, ajouta-t-il en levant le doigt, qu'ils disent !" »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 39.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Il avait neigé puis gelé pendant la nuit. Tout le pays était cristallin comme du beau verre. On entendait marcher la chaleur légère du soleil. Les branches craquaient, les herbes se penchaient, se déshabillaient de glace et se relevaient vertes. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 41.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Il y a une chose que je ne crois pas : c'est que volontairement on veuille que nous soyons malheureux. Je crois que tout est fait pour que tout le monde soit heureux. Je crois que notre malheur c'est comme une maladie que nous faisons nous-mêmes avec de gros chaud-et-froid, de la mauvaise eau et du mal que nous prenons les uns aux autres en nous respirant nos respirations. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 62.

Mots-clefs :

︾.︾

« C'était le grand gel. Pendant la nuit, le vent du nord était venu. Il avait soufflé tout doucement, sans violence, à peine comme un homme qui respire. Mais sa force était dans le froid. Il avait déblayé le ciel. Il avait verni la neige. Il avait séché la dernière sève aux fentes des écorces. Il avait fait que la forêt était maintenant comme un grand bloc. Il avait verrouillé la terre. Il avait usé le ciel toute la nuit avec du froid, du froid et du froid, toujours neuf, toujours bien mordant, comme un qui luire le fond d'un chaudron à la paille de fer, et que maintenant le ciel était si pur et si glissant que le soleil n'osait presque pas bouger. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 67.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Alors, il avait été question d'argent [...]
"Ça sert à quelque chose ? avait dit Jourdan.
– Oui, avait dit Bobi, puisque tout autour de nous les hommes n'acceptent que ça en échange. Puisqu'il faut échanger pour avoir ce que nous n'avons pas encore, puisque nous sommes devenus si pauvres que nous ne pouvons plus tout faire par nous-mêmes. Il faut encore de l'argent. Mais, moins on pensera à lui, mieux ça vaudra." »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 96.

Mots-clefs :

︾.︾

« Le samedi : le vent s'était mis à bouillir. C'était un vent tout jeune. Il emportait des nuages, des poussières, du soleil, de l'ombre, du froid et du chaud tous ensemble, comme dans un sac. Puis tout d'un coup il laissait tomber tout ça sur la terre et alors, tout ça libéré se remettait donc à sa place et on était ravi de voir bouger la jeunesse et la vigueur du printemps. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 112.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Je n'ai jamais rien demandé à personne parce que j'ai toujours peur qu'on n'accepte pas, et parce que je crains les affronts. Je ne suis rien, vous comprenez ? Mais j'ai beaucoup demandé à des choses auxquelles on ne pense pas d'habitude, auxquelles on pense, demoiselle, quand vraiment on est tout seul. Je veux dire aux étoiles, par exemple, aux arbres, aux petites bêtes, à de toutes petites bêtes, si petites qu'elles peuvent se promener pendant des heures sur la pointe de mon doigt. Vous voyez ? À des fleurs, à des pays avec tout ce qu'il y a dessus. Enfin à tout, sauf aux autres hommes, parce qu'à la longue, quand on prend cette habitude de parler au reste du monde, on a une voix un tout petit peu incompréhensible. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 157.

Mots-clefs :

︾.︾

« Moi, se dit-il, avec tout ce que j'ai passé ! Car enfin, s'il y avait des raisons au malheur, j'aurais dû être malheureux. Prudence ? Jamais prudence. Économie, ou l'avenir on pensera à ci et à ça ? Jamais. La passion pour l'inutile, se dit-il. La passion ! Inutile ? Inutile pour leur monde, mais dès qu'on sait que notre travail dans ce monde c'est de faire de la richesse pour les autres, est-ce que ça n'est pas précisément ça l'inutile, et si on discute, car je discute, je discute avec moi, donc si on discute, est-ce que ça n'est pas précisément l'utile, tout ce qui a été ma passion ? »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 194.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« – Alors je t'ai dit : "Regarde là-haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d'étoiles."
[...]
"Et si je t'avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles, ça n'était pas la première fois que tu en voyais, et ça n'avait aps guéri les lépreux cependant. Et si je t'avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l'avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t'ai dit : Orion-fleur de carotte, et d'abord tu m'as demandé : "Pardon ?" pour que je répète, et je l'ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
– Je me souviens, dit Jourdan à voix basse.
– Et tu étais déjà un peu guéri, dans la vérité.
–Oui", dit Jourdan.
Bobi laissa le silence s'allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n'avait envie de parler.
"De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit, si je le dis, tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le dis je le donne. Qu'est-ce qui vaut mieux ?"
Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
"Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c'est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l'a dit. Moi je dis que c'est ce que vous donnez qui vous fait riche. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 201.

Mots-clefs :

︾.︾

« Le soleil et un gros quart de ses rayons avaient réussi à forcer la jointure du ciel et de la terre. Un autre quart de rayon crevant les nuages passait sous trois tunnels de nacre et faisait flamber au plus profond de l'orage une mystérieuse caverne d'or, de soufre et de charbon. Des couleurs étaient suspendues dans l'air à des endroits où il n'y avait plus rien pour les tenir, sauf la trame légère d'une poussière de pluie. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 227.

Mots-clefs :

︾.︾

« – Tu veux parler de quoi ?
– L'inquiétude. Toujours attendre. Toujours vouloir, avoir peur de ce qu'on a, vouloir ce qu'on n'a pas. L'avoir, et puis tout de suite avoir peur que ça parte. Et puis, savoir que ça va partir d'entre nos mains, et puis ça part d'entre nos mains. J'allais dire : "comme un oiseau qui s'échappe", non, comme quand on serre une poignée de sable, voilà. Ça, je crois que c'est obligé, qu'on l'a en naissant, comme les grenouilles qui en naissant ont un cœur trois fois plus gros que la tête. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 254.

Mots-clefs :

︾.︾

« Le travail est devenu une puante saloperie. Comme si on l'avait crevé lui d'abord pour nous faire crever nous après en nous le faisant bouffer. Pourtant, c'est lui le beau vagabond aux cheveux couleur de queue de vache. Ce que tu fais n'est pas bête. Tu ne peux plus te servir du travail, il est pourri. Il n'est plus dans l'idéal, tu comprends ? Je veux dire qu'il n'est plus dans les belles choses. Alors, tu tires tes gens loin de là. Ça n'est pas bête. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 270.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾

« Il faudrait que la joie soit paisible. Il faudrait que la joie soit une chose habituelle et tout à fait paisible, et tranquille, et non pas batailleuse et passionnée. Car moi je ne dis pas que c'est de la joie quand on rit ou quand on chante, ou même quand le plaisir qu'on a vous dépasse le corps. Je dis qu'on est dans la joie quand tous les gestes habituels sont des gestes de joie, quand c'est une joie de travailler pour sa nourriture. Quand on est dans une nature qu'on apprécie et qu'on aime, quand chaque jour, à tous les moments, à toutes les minutes, tout est facile et paisible. Quand tout ce qu'on désire est déjà là. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 426.

Mots-clefs :

︾.︾

« Pendant le jour, tout pouvait se supporter. Dès que le soir venait, le crops de mademoiselle Aurore se mettait à souffrir physiquement. Le cœur lui faisait mal. Une douleur à la pointe du cœur et qui augmentait à chaque battement pour devenir à la fin si forte qu'elle se répendait dans tout son corps, jusque dans le bout de ses doigts. Ni le velouté des feuilles, ni la paix du soir n'apportaient de soulagement. Elle avait beau rêver plus loin que la vie, elle n'apercevait pas d'espérance. Elle restait repliée sur elle-même à attendre le sommeil. Les champs de blé sentaient fort. Les soirs magnifiques calmaient tout le monde, sauf elle. Elle restait seule allumée dans la nuit. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 460.

Mots-clefs :

︾.︾

« La nuit était si noire, si lourde qu'elle n'avait ni profondeur ni mesure. On faisait un pas, vingt pas, cent pas, on était toujours au même endroit. Il n'y avait rien : ni bruit, ni forme, ni odeur.
La nuit abolissait toutes les douleurs parce qu'elle avait aboli le monde. Elle abolissait les douleurs les plus fortes, parce qu'elle était infinie, sans borne, ni mesure, ni commencement, ni fin. Elle donnait un contentement de nuage : un nuage qui est le ciel et qui se déplace dans le ciel. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 471.

Mots-clefs :

︾.︾

« Il ne pouvait plus imaginer son propre corps, ni le sentir, comme on fait d'habitude. Dire : voilà mes bras, ma tête et mon ventre. Il avait une autre perception de lui-même. Il était un faisceau d'images. Il voyait des pays, plats comme des cartes à jouer, avec des arbres, des fermes, des champs et le serpent des routes aplatis en dessin sur le carton. Sur toutes ces cartes était la figure d'un homme ou d'une femme. »

Paris : 1935, Éditions Bernard Grasset, "Le Livre de poche", N°493-494, p. 479.

Mots-clefs :

Corpus :

︾.︾