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(V2.0)

N° 545 · Carnet X

Le Livre d'un été

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Première publication : 1972

Lu du 13/02/2023 au 14/02/2023, à Moulin de Marzan

Emprunté à quelqu'un

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« Seuls les paysans et les estivants marchent sur la mousse. Car ils ignorent – et on ne le répètera jamais assez – à quel point la mousse est fragile. On marche dessus une première fois et elle se redresse à la première pluie. La deuxième fois, elle ne se redresse plus. La troisième fois, elle meurt. Il en est de même avec les eiders, la troisième fois qu'on les fait sortir de leur nid, ils ne reviennent jamais. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 13.

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« C'est étrange, il suffit de chercher et de ramasser une chose précise pour ne voir rien d'autre que ce qu'on cherche. Si on ramasse des airelles on voit seulement ce qui est rouge, et si on cherche des os on voit seulement ce qui est blanc, partout où on va on ne voit rien d'autre que des os. Parfois ils sont fins comme des aiguilles, extraordinairement délicats et fragiles, et il faut faire attention en les portant. Parfois ce sont d'énormes tibias massifs ou une cage thoracique dans le sable, comme les membrures d'une épave. Il y a mille sortes d'os et chacun a sa propre structure. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 15.

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« Les choses importantes surviennent toujours au grand large, et souvent tout n'est qu'une question de temps. Dans l'archipel, il n'arrive que des petites choses, toutes plus ou moins déterminées par les désirs variés des estivants, mais il faut bien s'en occuper aussi. L'un veut fixer un mât de bateau sur son toit, l'autre a besoin d'un rocher rond pesant une demi-tonne. Tout existe si on prend le temps de le chercher, ou plutôt si on a les moyens de le chercher. Et pendant qu'on cherche, on est libre et on trouve un tas de choses auxquelles on ne s'attendait pas. Parfois les gens sont sans surprise, par exemple en juin ils demandent un petit chat, et le premier septembre cherchent quelqu'un pour le noyer. Et on s'arrange. Mais il arrive aussi qu'ils aient un rêve et désirent quelque chose qu'ils conserveront. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 68.

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« Il y a très longtemps, la grand-mère avait eu envie de raconter tout ce qu'elles faisaient, mais personne ne le lui avait jamais demandé et maintenant elle en avait perdu l'envie.
– Nous avions des feux de camp, répondit-elle, et brusquement elle devint mélancolique.
– Et quoi encore ?
– Il y avait un tronc qui mettait beaucoup de temps à brûler. Nous étions assises autour du feu et il faisait froid. Nous mangions de la soupe.
"C'est étrange, pensa la grand-mère, je n'arrive pas à décrire autre chose. Les mots m'échappent, ou peut-être est-ce moi qui n'essaie pas vraiement. Il y a si longtemps maintenant, cela n'intéresse plus personne. Et si je n'en parlais pas pour le plaisir d'en parler, j'aurais l'impression que ce n'est jamais arrivé, car tout a une fin et ensuite disparaît." »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 77.

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« Sophie savait que les toutes petites îles du large n'ont pas de terre mais de la tourbe. La tourbe est mélangée à du varech, du sable et de la fiente d'oiseau et c'est pourquoi tout pousse bien entre les rochers. Chaque année, pendant quelques semaines, toutes les crevasses de rochers fleurissent avec une intensité de couleurs qu'on ne rencontre nulle part ailleurs. Mais les malheureux qui vivent sur les îles vertes à l'intérieur de l'archipel se contentent d'un jardin ordinaire. Leurs enfants doivent arracher les mauvaises herbes et porter tant d'eau qu'ils sont complètement voûtés. Les petites îles, elles, s'entretiennent toutes seules. Elles boivent la neige fondue, les pluies de printemps, la rosée, et quand arrive la sécheresse, elles attendent simplement l'été suivant pour laisser pousser leurs fleurs. Les fleurs y sont habituées et restent patiemment dans leurs racines. "Personne n'a à se faire de mauvais sang", disait la grand-mère. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 105.

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« – Et dire que Backmanson est parti !
– Où est-il allé ?
– Il n'est plus parmi nous, expliqua Verner irrité.
– Ah ! Tu veux dire qu'il est mort, répliqua la grand-mère.
Et elle se mit à réfléchir à tous les euphémismes utilisés pour la mort, à tous ces tabous inquiétants qui l'avaient toujours intéressée. Quelle tristesse qu'on ne puisse jamais avoir une conversation intelligente sur ce sujet. Les étaient toujours trop jeunes ou trop vieux, ou encore ils n'avaient pas le temps. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 128.

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« – Jadis tu ne parlais jamais de chevaux-vapeur ni d'engrais.
– J'ignorais alors que cela avait de l'intérêt. Les choses concrètes peuvent être passionnantes.
– Mais de toi, de ce qui te concerne, tu n'en parles jamais ! remarqua Verner.
– Peut-être pas de ce qui m'importe réellement.
La grand-mère s'arrêta pour réfléchir.
– En tout cas, moins qu'autrefois. Je suppose que j'ai déjà tout dit maintenant. Et compris que cela ne servait à rien. Ou que je n'avais pas le droit de le dire.
Verner ne répondit rien. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 130.

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« Un été, Sophie commença brusquement à avoir peur des petits animaux, plus ils étaient petits et plus elle avait peur. C'était tout à fait nouveau. Depuis la première fois où elle avait réussi à prendre au piège une araignée dans une boîte d'allumettes pour gagner son amitié, ses étés avaient été peuplés de larves, de vers, de scarabées et d'autres créatures semblables à qui elle procurait tout ce qu'elles pouvaient attendre de la vie et même, à l'occasion, leur liberté. Maintenant, tout avait changé. Elle circulait à pas prudents et craintifs, les yeux constamment fixés au sol et à l'affut de la moindre chose qui grouillait et rempait. Les buissons étaient dangereux tout comme d'ailleurs les algues et l'eau de pluie. Il y a vait des petits animaux partout, ils pouvaient même surgir morts et aplatis entre les pages d'un livre, car le fait est que les animaux rampants, les animaux éclopés et les animaux morts nous suivent toute notre vie, depuis le début jusqu'à la fin. La grand-mère essaya de parler de la chose avec elle, mais en vain. La peur irrationnelle est si difficile à calmer. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 134.

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« Chaque année, les nuits s'assombrissaient imperceptiblement. Un soit d'août, on sort de la maison pour faire une chose ou une autre, et on découvre soudain qu'il fait nuit noire. Un grand silence chaud et sombre enveloppe la maison. L'été est encore là, mais il ne vit plus, il s'est arrêté sans flétrir, mais l'automne n'est pas encore prêt à arriver. Il n'y a pas d'étoiles, il n'y a que la nuit. Alors on sort de la cave le bidon de pétrole, on le met dans l'entrée, et on accroche la lampe de poche à son clou près de la porte. »

Traduction de Jeanne Gauffin, Paris, Librairie Générale Française, 2014, "Le Livre de Poche", p. 161.

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