N° 494 · Carnet X
Du Cap aux grèves
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Première publication : 2020
Lu du
20/01/2021 au 24/01/2021, à Rennes
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« La retraite au sens plein ne se réduit pas à garantir une assurance maladie ou une pension d'invalidité. C'est aussi l'expérience d'un autre temps et d'un autre rythme que celui du travail productif. Et c'est là d'ailleurs le sens plus général du terme *retraite*. »
P. 55
« Si nous voulons nous mobiliser, il faudra bien basculer dans la réalité physique des corps et des lieux. Mais comment se saisir du monde quand nous-mêmes nous en sommes détournés et qu'il a pris les dimensions effrayantes d'une planète dont on annonce la fin prochaine ? Comment, simplement, habiter à nouveau les lieux qui nous entourent quand ils ont été progressivement désertés, pour être finalement supprimés par le seul espace qui nous reste : celui intersidéral et virtuel de la compétition entre atomes ? »
P. 64
« Voici ce que beaucoup de ceux qui se disent d'accord avec nous proposent finalement : continuer à se laisser détruire à petit feu et tenter de limiter les dégâts pour soi-même et pour les siens. À écouter ces discours paralysants, qui déploient beaucoup d'efforts pour dépotentialiser nos forces, je me dis que, ce qui ne va pas, c'est notre rapport au temps. À la destruction de l'espace, vidé de tous ses lieux, s'ajoute la démolition du temps, détruit dans ses trois dimensions. »
P. 82
« Derrière la fin de l'histoire s'est révélée l'imminence de la fin du monde. Impossible à récapituler dans une histoire cohérente, le passé semble dès lors s'enfoncer inexorablement dans la nuit de l'oubli, et le présent se mue en une suite d'instants atomiques, dans lesquels il s'agit juste, pour chaque corps isolé, d'assurer sa survie et, dans le meilleur des cas, celle de son foyer confiné. Mais ce processus ne détruit pas seulement la politique. Ce qu'il détruit, c'est ce que Kant appelait les "conditions de possibilités" de l'apparition des phénomènes eux-mêmes : à savoir l'espace et le temps. À l'heure où l'espace et le temps sont supprimés, plus aucun événement, au fond, ne peut nous arriver. »
P. 84
« Puisque toutes ces friches ont été détruites, il ne nous reste que deux lieux de repli. Celui de l'enseignement où l'on a encore non seulement le droit, mais le devoir de se poser ensemble des questions. Et celui de l'écriture et de la lecture, et notamment du livre, où l'on retrouve enfin du temps et de l'espace pour tenter d'affronter, avec nos lecteurs à venir, ce qui nous inquiète et ce qui nous menace. Faire de la lecture et de l'écriture, de nos livres, de ces activités qui nous isolent et nous séparent physiquement du reste du monde, ce qui nous ferait basculer enfin, en chair et en os, dans une vie collective, partagée avec d'autres corps vivants, n'est-ce pas au fond l'une des questions qui se posent à tous ceux qui vivent en lisant et en écrivant ? »
P. 90
« Reconstruire la philosophie suppose non seulement de relier la pensée au corps et à ses affects, mais de raccorder notre système nerveaux central à nos mains, qui ont pour tâche de manipuler la matière du monde pour transformer nos environnement. »
P. 93
« Si notre mobilisation tarde tant à venir, c'est aussi parce qu'une lourde métaphysique, encombrée des ombres de Dieu, nous empêche tout à la fois de transformer le monde et de l'interpréter, en détraquant notre rapport au temps. »
P. 115
« Notre espace n'est ni "l'environnement numérique de travail", ni le vide intersidéral où s'affrontent les atomes de la compétition. C'est pourtant ce qu'il est devenu. Utilisons la grève pour reconquérir nos lieux et redécouvrir leur histoire. Nous comprendrons alors que la mobilisation est comme la retraite. Qu'il n'y a pas de "régime universel" où chaque mobilisé aurait à compter ses points. Qu'il n'y a que des "régimes spéciaux", lies à la place particulière que chacun occupe et chacun invente, ici et maintenant, exactement au lieu où l'on habite, avec ses forces, ses faiblesses, ses contraintes et son histoire. »
P. 121
« Notre temps n'est pas cette ligne unilinéaire qui irait vers la fin – l'espace intersidéral de la compétition mondialisée – et qui nous obligerait sans relâche à accélérer nos rythmes, précipitant d'un même pas notre salut et notre effondrement. [...] Utilisons la grève pour vaincre en nous cette ombre de Dieu et revenir à un présent partagé et ralenti, ici et maintenant, qui se laisse remplir et compliquer par les contradictions sursaturées du passé et qui, ce faisant, rend l'avenir complètement ouvert. »
P. 122
« [...] pour que les marges débloquent plus qu'elles ne dérapent, il faut leur donner du temps et de l'espace. Il faut reconquérir les temps communs et les places publiques qui sont les conditions de la démocratie. »
P. 127
« Parce que notre grève ne fonctionne pas avec les lois de la masse, marce parce qu'elle bâtit, petit à petit, un réseau de résistance, elle sera probablement, à ce titre, définitive. »
P. 130