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N° 762 - La vie égale

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« – Par conséquent, dis-je, il passe sa vie au jour le jour, à ainsi satisfaire le premier désir venu : tantôt il s’enivre en se faisant jouer de la flûte, puis à l’inverse il ne boit que de l’eau et se laisse maigrir, tantôt encore il s’exerce nu, quelquefois il est oisif et insoucieux de tout, et tantôt il a l’air de se livrer à la philosophie. Et souvent il se mêle des affaires de la cité, et sur une impulsion, il dit ou fait ce qui lui vient à l’idée. Et si jamais il envie les spécialistes de la guerre, il se porte de ce côté là ; ou les spécialistes de l’argent, de cet autre côté encore. Il n’y a ni ligne directrice ni contrainte qui s’imposent à sa vie. Il nomme ce genre de vie délicieux, évidemment, libre, et heureux, et c’est celui qu’il adopte en tout temps.

– Tu as parfaitement bien décrit, dit-il, le genre de vie d’un homme dont la loi est l’égalité. »

Platon, La République
(ramassé par François Delastre)

Oct 2017 - Lien du Post

N° 759 - L’inutilité de la pensée

« La réification qui a lieu dans l’écriture, la peinture, le modelage ou la composition est évidemment lié à la pensée qui l’a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de pensée, c’est le même ouvrage qui, grâce à l’instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l’artifice humain… C’est toujours dans la « lettre morte » que « l’esprit vivant » doit survivre dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie qui veut la ressusciter… La pensée n’a ni fin ni but hors de soi ; elle ne produit même pas de résultats ; […] la pensée est « inutile » – aussi inutile en effet que les œuvres d’art qu’elle inspire. Et ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer, car, de même que les grands systèmes philosophiques, ils peuvent à peine passer pour les résultats de la pensée pure à proprement parler, puisque c’est précisément le processus de la pensée que l’artiste ou le philosophe écrivain doivent interrompre et transformer pour la réification matérialisante de leur œuvre. »

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
(ramassé par François Delastre)

Juil 2017 - Lien du Post

N° 745 - Le Flacon Bleu

« Beck était tombé par hasard sur la vieille jeep un mois plus tôt, avant que Craig se joigne à lui. Elle faisait partie des épaves de la Première Invasion industrielle de Mars qui s’était terminée lorsque la course aux étoiles s’était poursuivie. Il avait réparé le véhicule qui le menait de ville morte en ville morte, traversant les terres des oisifs et des hommes à tout faire, des rêveurs et des fainéants, d’hommes pris dans les remous de l’espace, des hommes comme lui-même et Craig qui n’avaient jamais voulu faire grand-chose et avaient trouvé Mars pour ce faire.

– Il y a cinq mille, dix mille ans, les Martiens ont fait le Flacon Bleu, dit Beck. Soufflé dans du verre martien — perdu et retrouvé, perdu et retrouvé, encore et encore.

Il regarda fixement le brouillard de chaleur qui faisait vaciller la ville morte. Toute ma vie, pensa Beck, je n’ai rien fait, et rien à l’intérieur de ce rien. D’autres, des hommes meilleurs, ont fait de grandes choses, sont allés sur Mercure, ou Vénus, ou au-delà du Système. Sauf moi. Pas moi. Mais le Flacon Bleu peut changer tout ça. »

« Beck termina sa pièce et s’apprêta à occuper la suivante. Il avait presque peur de continuer. Peur que cette fois il le trouve, que la quête finisse, et que sa vie n’ait plus de sens. C’est seulement après avoir entendu parler du Flacon Bleu par des voyageurs venant de Vénus, dix ans auparavant, que la vie avait commencé d’avoir un but. La fièvre s’était emparé de lui et le consumait depuis. S’il s’y prenait bien, la perspective de trouver le flacon pouvait emplir sa vie entière. Encore trente ans, s’il faisait attention à ne pas trop se hâter, de recherche, sans jamais s’avouer ouvertement que ce n’était pas du tout le flacon qui comptait, mais la quête, la course et la chasse, la poussière et les cités, et l’excitation. »

Ray Bradbury, « le flacon bleu », in Bien après minuit.

Nov 2016 - Lien du Post

N° 636 - La Finlande prête à expérimenter la fin du travail?

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Sculpture-gloire-travail-Helsinki-en-Finlande_0

« Une première en Europe, la Finlande veut expérimenter une forme de revenu universel. Le nouveau gouvernement de centre droit évoque une allocation de base pour tous les citoyens. Si son montant devait atteindre les 1000 euros mensuels, le travail deviendrait alors «un choix de vie». La Finlande en a peut-être les moyens mais certains hésitent devant cette révolution culturelle. »

Geopolis
pour lire l’article : http://geopolis.francetvinfo.fr/la-finlande-prete-a-experimenter-la-fin-du-travail-71493

(ramassé par Elsa E.)

Juil 2015 - Lien du Post

N° 214 - Cette énergie explosive

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« Il est faux de dire, avec certains post-hégéliens célèbres que l’existence concrète de l’homme c’est le travail. Le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail, ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoins, instants, hasards, violence, etc. Or, c’est cette énergie explosive qu’il faut transformer en une force de travail continue et continuellement offerte sur le marché. »

Michel Foucault

(ramassé dans Marcel Duchamp et le refus du travail, de Maurizio Lazzarato)

Avr 2015 - Lien du Post

N° 232 - Le processus & Duchamp

1911-moulin

Marcel Duchamp, Moulin à café, 1911

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« Si Duchamp refuse l’injonction à être artiste – il se définit comme un « défroqué de l’art » – , il n’abandonne pas pour autant les pratiques, les protocoles, les procédures artistiques. L' »anartiste » demande un redéploiement des fonctions et des dispositifs artistiques. Il s’agit d’un positionnement subtil, incarné par un refus qui ne s’installe ni à l’extérieur, ni à l’intérieur de l’institution « art », mais à sa limite, à ses frontières, et qui, à partir de celles-ci, essaie de déplacer l’opposition dialectique art / anti-art. »

« Au possible découvert grâce au Moulin à café, Duchamp donne aussi un autre nom : « l’inframince ». L’inframince est la dimension du moléculaire, des petites perceptions, des différences infinitésimales, de la co-intelligence des contraires, au sein de laquelle les lois de la dimension macro et notamment celles de la causalité, de la logique de la non-contradiction, du langage et de ses généralisations, du temps chronologique, ne valent pas. C’est dans l’inframince que le devenir a lieu, c’est au niveau micro que se font les changements. « Le possible implique le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince. »
Et pour avoir accès à cette dimension, la condition est toujours la même – inventer une autre manière de vivre : « l’habitant de l’inframince fainéant. » »

Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail

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« J’ai peur du mot création. Au sens social, ordinaire, du mot, la création, c’est très gentil, mais au fond, je ne crois pas à la fonction créatrice de l’artiste. »

Marcel Duchamp(ramassé dans Marcel Duchamp et le refus du travail)

Avr 2015 - Lien du Post

N° 229 - La paresse & Duchamp

« On ne peut plus se permettre d’être un jeune homme qui ne fait rien. Qui est-ce qui ne travaille pas ? On ne peut pas vivre sans travail, c’est quelque chose d’affreux. Je me rappelle un livre qui s’appelait le Droit à la Paresse, ce droit n’existe plus. »

« Il est honteux que nous soyons encore obligés de travailler pour vivre, (…) être obligés de travailler pour exister, ça, c’est une infamie. »

Marcel Duchamp (ramassé dans Marcel Duchamp et le refus du travail)

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« (…) la paresse n’est pas simplement un « non-agir » ou un « agir minimum ». Elle est une prise de position par rapport aux conditions d’existence imposées par le capitalisme. Elle exprime d’abord un refus subjectif qui vise le travail (salarié) et tout comportement conforme à ce que la société capitaliste attend de l’individu.
Duchamp revendique ce refus de « toutes ces petites règles qui décident que vous n’aurez pas à manger si vous ne montrez pas des signes d’une activité ou d’une production, sous une forme ou une autre. » »

« L’action capitaliste, finalisée par la production de toujours plus d’argent, n’a pas uniquement des effets économiques. Elle nous équipe d’une perception et d’une sensibilité, puisque percevoir et sentir sont fonctions de l’action.
L’action paresseuse se situe aux antipodes de cette action pour laquelle la fin, à savoir l’argent, est tout et le processus n’est rien. Ce dernier n’existe pas, littéralement, s’il ne produit pas de l’argent. La paresse, au contraire est toute concentrée sur le processus, sur le devenir de la subjectivité et de sa puissance d’agir.
« Mode : l’état actif et non le résultat – l’état actif ne donnant aucun intérêt au résultat. »
« Mode : expérience – le résultat ne devant pas être gardé – ne présentant aucun intérêt. » »

Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail

Avr 2015 - Lien du Post

N° 225 - Le refus du travail de Duchamp

« Déjà, au XIXème siècle, refuser le travail, c’est refuser la normalisation du temps de la vie toute entière, envahie depuis la naissance jusqu’à la mort, par la production. L’emploi du temps, qui, justement, constituera la véritable oeuvre d’art de Duchamp, est l’objet principal du contrôle et de la disciplinarisation capitaliste. Il faut que le temps soit porté sur le marché et, échangé contre un salaire, transformé en tempo de travail. Le grand refus de Duchamp concerne cette expropriation du temps. Pas même l’art n’a le droit d’occuper et de commander les différentes temporalités de la vie. »

« Pratiquer le refus du travail dans les conditions d’exploitation contemporaines, signifie inventer de nouvelles modalités de lutte et d’organisation à même non seulement de conserver les droits hérités de luttes historiques contre le travail salarié, mais aussi et surtout, d’imposer de nouveaux droits adaptés aux nouvelles modalités d’exploitation du temps en construisant des formes de solidarités capables d’empêcher l’expropriation des savoirs et des savoir-faire et ainsi éviter que les modalités de production ne soient dictées par les nécessités de valorisation financière à laquelle n’échappent ni l’art ni les industries culturelles.
C’est à cette condition seulement que l’on pourra renouer avec la radicalité, l’impertinence, le désir de rupture qui semblent avoir été perdus ici comme ailleurs. »

Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail

Avr 2015 - Lien du Post

N° 606 - N.

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09_Chloe

“N., c’est un endroit à côté de chez moi, c’est un tout petit ‒ ils appellent ça un port mais c’est pas un port, c’est juste un endroit où les canots rencontrent une petite route, c’est même un peu sauvage, et il y a des espèces de chalands, des petites barques comme ça et c’est un chemin… assez long, bref, c’est un point de vue, quand même un peu, je sais pas. Et c’est petit, c’est juste ‒ tu fais juste demi-tour sur le bout du chemin, en voiture, et il y a une sorte de règle tacite comme quoi ‒ bon, on la respecte de moins en moins, malheureusement ! Moi non plus je la respecte pas, mais ‒ si y’a quelqu’un, ben on t’a pris ta place, quoi, tu vois, c’est pas assez grand, et si ya des gens qui discutent à côté de toi, ça casse le truc. Tu te sens tout… tu te sens mal à l’aise, il y a un truc gênant, mais c’est peut-être juste que j’aime bien, c’est là où j’allais fumer des clopes quand j’étais encore jeune, et puis, bon, j’y retourne toujours. Et c’est juste l’absence de bruits humains qui est cool, et puis il y a des oiseaux, du soleil, des belles lumières, un paysage assez tranquille, quoi. Et là-bas j’y fais pas grand-chose non plus, enfin voilà. Avant c’était l’excuse pour fumer des clopes et donc c’est peut-être là où tu peux ne rien faire, où c’est toléré, et c’est même les situations idéales.”

Entretien avec Chloé Masson

Juin 2014 - Lien du Post

N° 194 - Athènes

« Contradiction dans le monde moderne. À Athènes, le peuple ne pouvait vraiment exercer son pouvoir que parce qu’il y consacrait la plus grande partie de son temps et des esclaves, tout le jour, faisaient les travaux qui restaient à faire. À partir du moment où l’esclavage est supprimé, on met tout le monde au travail. Et c’est à l’époque où la prolétarisation de l’Européen est le plus avancée que l’idéal de souveraineté populaire se fait le plus fort : cela est impossible. »

Albert Camus, Carnets I – Mai 1935 / février 1942

Sep 2012 - Lien du Post

N° 187 - De l’indignité du travail

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« On parle beaucoup en ce moment de la dignité du travail, de sa nécessité. M. Gignoux, en particulie, a des opinions très précises sur la question…

Mais c’est une duperie. Il n’a de dignité du travail que dans le travail librement accepté. seule l’oisiveté est une valeur morale parce qu’elle peut servir à juger les hommes. Elle n’est fatale qu’aux médiocres. C’est sa leçon et sa grandeur. Le travail au contraire écrase également les hommes. Il ne fonde pas un jugement. Il met en action une métaphysique de l’humiliation. Les meilleurs ne lui survivent pas sous la forme d’esclavage que la société des bien-pensants actuellement lui donne…

Je propose qu’on renverse la formule classique et qu’on fasse du travail un fruit de l’oisiveté. Il y a une dignité du travail dans les petits tonneaux faits le dimanche. Ici le travail rejoint le jeu et le jeu plié à la technique atteint l’œuvre d’art et la création toute entière.

J’en sais qui s’extasient et s’indignent. Eh! quoi, mes ouvriers gagnent quarante francs par jour…

Albert Camus, Carnets I – Mai 1935 / février 1942

Sep 2012 - Lien du Post

N° 197 - Suis-je un paresseux ?

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« J’ai vécu jusqu’à ces jours derniers avec l’idée qu’il fallait faire quelque chose dans la vie et plus précisément que, pauvre, il fallait gagner sa vie, avoir une situation, s’installer. Et il faut croire que cette idée, que je n’ose encore appeler préjugé, était bien enracinée en moi, puisqu’elle durait malgré mes ironies et mes paroles définitives à ce sujet. Et là, une fois nommé à Bel-Abbès, devant ce qu’avait de définitif une semblable installation, tout a soudain reflué. Je me suis refusé à cela, comptant pour rien sans doute ma sécurité au regard de mes chances de vraie vie. J’ai reculé devant le morne et l’engourdissant de cette existence. Si j’avais dépassé les premiers jours j’aurais certainement consenti. Mais là était le danger. J’ai eu peur, peur de la solitude et du définitif. D’avoir rejeté cette vie, de m’être fermé tout ce qu’on appelle « l’avenir », de rester encore dans l’incertitude et la pauvreté, je ne saurais pas dire aujourd’hui si ce fut force ou faiblesse. Mais je sais du moins que, si conflit il y a, c’est pour quelque chose qui en valait la peine. À moins qu’à bien voir… Non. Ce qui m’a fait fuir, c’était sans doute moins de me sentir installé que de me sentir installé dans quelque chose de laid.

Maintenant, suis-je capable de ce que les autres appellent le « sérieux » ? Suis-je un paresseux ? Je ne crois pas et je m’en suis donné des preuves. Mais a-t-on le droit de refuser la peine sous prétexte qu’elle ne vous plaît pas? Je pense que l’oisiveté ne désagrège que ceux qui manquent de tempérament. Et si j’en manquais, il ne me resterait qu’une solution. »

Albert Camus, Carnets I – Mai 1935 / février 1942

Sep 2012 - Lien du Post

N° 161 - Ce n’est pas de la paresse

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« Regardons les choses en face : j’étais un enfant qui détestait accomplir sa part de corvées. J’essayais de garder la plus grande distance entre moi et le travail. Je ne crois pas avoir été paresseux, vu que je faisais beaucoup d’autres choses, mais c’était toujours des choses que j’avais envie de faire, et je m’efforçais de ne pas transiger sur mes valeurs. »

Richard Brautigan, Mémoires sauvées du vent.

Juil 2011 - Lien du Post

N° 610 - Le Fainéant

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« Puis il y a l’autre fainéant, le fainéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action, qui ne fait rien, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire, puisqu’il est comme en prison dans quelque chose, parce qu’il n’a pas ce qui lui faudrait pour être productif, parce que la fatalité des circonstances le réduit à ce point, un tel ne sait pas toujours lui-même ce qu’il pourrait faire, mais il sent par instinct : pourtant je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d’être! Je sens que je pourrais être un tout autre homme! À quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir! Il y a quelque chose au dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? »

Vincent VAN GOGH, Lettres à son frère Théo.

Juin 2011 - Lien du Post

N° 751 - La Nuit sera belle

La Nuit sera belle est la dernière cristallisation de cet échafaudage, qui s’est transformé en roman à part entière aux éditions Actes Sud. On y parle entre autres de pêche, de pages blanches, de quête, de mouettes ou de goélands, de monolithe, de poisson-lune, de cuisine et même de dragons. Il sort le 5 avril 2017.

Le mot de l’éditeur :
Arek, Ivan, Todd C. Douglas : trois amis, toute une nuit, dans un appartement en forme de pagode inversée. Demain, c’est sûr, ils partent enfin en expédition. Quelque part — la destination ne semble pas encore bien arrêtée. En attendant, ils boivent du thé, de la bière, du vin et du whisky mais chaque chose en son temps. Ils tentent d’échapper au but à tout prix. Ils font beaucoup plus que ce qu’ils croient et beaucoup moins que ce qu’ils disent. Mais qu’est-ce que « faire » ? Et qu’est-ce que l’oisiveté (à ne surtout pas confondre avec la paresse) ? Comment trouver le temps et l’espace pour faire sans produire, ou pour chercher sans faire ? Comment se fait-il que l’on ne puisse pas vivre sans que le travail devienne la vie ? Une recherche sans certitude de trouver, est-ce un travail ? Tels sont les thèmes abordés au fil d’une nuit de contagieuse ivresse dans ce premier roman aussi profond que jubilatoire.

Mar 2017 - Lien du post

N° 702 - Pensée-parasite

J’ai une pensée-parasite.
Tique,
une pensée-tique.
À mandibules.
Derrière le pavillon de l’oreille.
Là où c’est nu,
nu et vide et vulnérable.
Découvert.
Elle a planté deux crocs. Avides.

La pensée-tique m’a incisé la boîte crânienne, là, cachée, derrière. Je tourne la tête et elle est toujours là, derrière les yeux, le crâne, le corps. Je ne vois pas la pensée-tique. Je ne la connais pas. Je ne sais rien de mon parasite, mais il m’aliène, je suis enchâssée dans ses échos, ma pensée-tique est une corde à nœuds qu’il faut que j’escalade, elle est pleine de nœuds, il faut gravir, nœud par nœud, tous les nœuds, pour arriver en haut, tout en haut de la corde, tout en haut des nœuds, mais ce là-haut, ce tout là-haut, je ne le vois pas.

C’est une grande chose, ma pensée-tique, une grande chose inconnue, énorme, c’est énorme la pensée-tique, elle me hante, j’en ai soif et ça brûle, ça brûle toutes les autres pensées, ça envahit tout et ça brouille, ça brouille toutes mes ondes. Ça grésille sur mes réseaux, ça sature, ça crachote, ça me rappelle, ça me rappelle ce qu’il faut que je fasse, ça me rappelle, il faut faire, mais quoi ? Il faut dire, mais quoi ?

Ma pensée-tique pompe, pompe, elle pompe tous mes flux, tout, tout ce qui passe elle le pompe, elle pompe et ça irrite. Ça démange, c’est fou comme ça démange, c’est imperceptible comme ça démange, mais ça démange là, partout et tout le temps, ça démange et quand je gratte, ça saigne, ça s’écartèle, ça se démembre, ça arrache le corps du parasite enflé de sang et de bile et de flux et ça se désintègre et ça s’épanche et ça s’écoule, ça coule du pus de flux, fermenté, gâté, pourri, ça suinte et ça ruisselle mais la tête, elle reste là, toujours insérée là, dans le tendre, le nu, là et le corps repousse, il repousse encore plus dru et plus fort et plus tenace, ça ne se cure pas, ne se récure pas, c’est incrusté, là, juste là.

Il faut accomplir la pensée-tique, la mettre bas, se l’expulser, se la purger, se l’exorciser, il faut l’apprivoiser, la pensée-tique, l’approcher, l’effleurer, d’abord, la tâter, la toucher du bout du doigt, du bout du bout du doigt, l’attirer sur le devant du visage, lui faire faire le tour de l’oreille, la faire grimper au beau milieu du front, en plein les narines, au centre de la prunelle, dans les vibrisses, les sinus, la cornée, la glotte, les muqueuses,
partout,
partout,
dans tous les trous.

J’appelle,
j’invoque,
j’appâte,
j’avale ma pensée-parasite.
Je digère ma pensée-parasite.
J’amalgame ma pensée-parasite.
Je pense à ma pensée-parasite, je me regarde penser à la pensée-parasite, je suis parasitée par la pensée de ma pensée-parasite, je parasite ma pensée, je suis ma pensée-parasite, je suis la pensée-parasite de ma pensée-parasite, je suis derrière l’oreille de ma pensée-parasite, je suis derrière mon oreille, je suis derrière derrière mon oreille, je pompe ma pensée-parasite, je pompe ma pensée, je pompe, je m’autopompe, je m’auto-pense, je m’auto-parasite, je suis le parasite.

Je vomis.

Jan 2016 - Lien du post

N° 603 - C’est pour quoi ?

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Virginie est au bout du chemin.

Virginie est là, sur le trottoir, devant la porte.

Virginie est sous l’enseigne ronde, énorme et rouge.

Sur la droite il y a une phrase de L.E.D, rouges elles aussi, elle bouge, elle défile, un peu trop vite,

tout est rouge

parce que le rouge c’est violent, le rouge c’est convainquant.

Et la phrase en rouge dit des choses.

Elle dit Bienvenue.

Elle ne dit pas bienvenue, elle dit Welcome.

Welcome nous sommes modernes. Welcome nous sommes Market. Welcome nous sommes Trade.

Maintenant que Virginie y est, sous cette enseigne, devant cette porte, à gauche de Welcome,

elle n’est plus trop sûre d’être là,

et pourtant, ça fait déjà des heures qu’elle s’y trouve,

mais non, elle vient d’y arriver, essoufflée, ses mains suent dans ses gants,

ses joues sont rouges, rouges de froid, de culpabilité, rouges de peur, rouges de sang.

La porte est franchie. Derrière il y a l’hôtesse. Smiling bright. Toute en dents.

En dents et en cheveux et en brushing et en fard. Smiling bright sur pencil skirt.

Oui c’est pour quoi ?

Oui, c’est pour rien, c’est vous qui devez me dire c’est pour quoi. C’est pour quoi. C’est pour moi. C’est moi pour vous. C’est pour rien, c’est parce que. C’est parce qu’il faut. C’est parce que c’est obligé. C’est parce que c’est tout ce qu’il reste.

((((Mais c’est pas vraiment tout ce qu’il reste. Je le sais bien. Il y a d’autres choses. Il y a d’autres choses mais elles sont plus dures. C’est pour ça que le chemin était si long, la porte si dure à franchir. C’est pour toutes ces choses dures qui ont été abandonnées. C’est pour ça que les mains transpirent tant, que les joues sont si rouges.))))

Il va bien falloir s’y mettre, avait dit la mère. Il va bien falloir y passer. Tout le monde le fait. Tout le monde. Tout le monde. Ce n’est pas si dur. C’est la vie. C’est ça, la vie. C’est ça, la vie de tout le monde.

Virginie ne sait pas trop. Elle n’est pas sûre de savoir ce qu’est la vie. Elle n’est pas sûre de savoir ce qu’est tout le monde. Elle n’est pas sûre que tout le monde sache ce qu’est la vie. Elle n’est pas sûre que la vie soit tout le monde. Elle n’est pas sûre. Jamais. De rien.

Mais la mère l’a dit. Alors elle l’a fait.

La mère a dit c’est comme ça. Il faut s’y faire. Il n’y a pas d’autres moyens.

La mère posait toujours la même question. Alors. Alors. Alors. Alors quoi. Alors que fais-tu. Alors quand travailles-tu.

Je travaille, la mère, je travaille.

Tu travailles quoi ? Tu travailles dans quoi ? Tu travailles pour quoi ?

Je travaille, la mère.

Travailler ce n’est pas ça. Travailler n’est pas plaisant. Travailler n’enrichit pas. Travailler n’enrichit pas avec de la pensée. Travailler enrichit d’argent.

Tu n’as pas d’argent, alors tu ne travailles pas.

Tu dois avoir de l’argent.

Alors tu dois travailler.

Ou.

Tu dois travailler.

Alors tu dois avoir de l’argent.

La mère a dit c’est comme ça. C’est les gens. C’est la vie. Alors pourquoi pas toi. Pourquoi toi t’es au-dessus de ça. Tu dois. C’est comme ça. Tu dois faire comme ça.

Alors comme Virginie n’est sûre de rien, elle a fait comme. Comme les gens et comme ça.

Parce que sinon, c’était trop dur. Elle est fatiguée Virginie. Fatiguée de tout le temps devoir expliquer. Expliquer à des gens qui veulent des explications. Des explications qu’ils ne veulent pas comprendre. Ils veulent qu’on leur explique, et ils veulent ensuite ne pas comprendre. Pour pouvoir expliquer à leur tour, à nous, ce qu’ils pensent que nous n’avons pas compris.

Virginie a donc franchi la porte. Elle a dit bonjour à Smiling Bright.

Smiling Bright a dit C’est pour quoi.

Virginie a répondu c’est pour quoi, c’est pour moi, c’est pour un rendez-vous, j’ai un rendez-vous, là maintenant, enfin je crois, peut-être que je suis un peu retard, non en fait je suis en avance.

Elle ne sait plus ce qui est le plus gênant, le retard ou l’avance.

Smiling Bright smile toujours, elle ne s’arrête jamais de smiler, son smile est toujours le même, mais par en-dessous elle rajoute des couches. Des nuances. Infinitésimales.

Une infinitésimalité d’affabilité.

Une infinitésimalité d’hypocrisie.

Pour Virginie, elle a choisi l’infinitésimalité de mépris.

Smiling Bright laisse sa pencil skirt mener Virginie jusqu’à une chaise. Une chaise d’attente. Personne n’achète ces chaises pour autre chose que les salles d’attente, ce sont des chaises faites exprès pour l’attente, elles n’ont jamais été employées que pour ça. L’assise et le dossier de la chaise sont chinés de rouge, du rouge de l’angoisse, du rouge de la torture, du rouge de l’attente.

Les mains de Virginie suent tellement qu’elle n’ose plus retirer ses gants. Elle n’ose pas enlever son écharpe. Ni ôter son manteau. Elle sait que quand son rendez-vous arrivera, elle aura l’air gauche à essayer de rassembler toutes ses grosses affaires dans ses trop petits bras, qu’elle en perdra des bouts, qu’il y aura un morceau qui traînera. Alors elle garde tout.

Mais elle sue. Elle sue dans ses gants.

Elle a mis du rouge à lèvre. Rouge. Rouge pompier, menteur, rouge démonstration, rouge vendeur.

Elle espère que le rouge à lèvre pourra dire plus de mensonges que ses yeux.

Enfin, ça y est son rendez-vous arrive.

Gel sur début de calvitie, col pointu de vulgarité, sourire de loup.

Il tend la main, Virginie la prend, elle a enfin enlevé ses gants, la sienne sue, celle de l’autre est flasque,

—- poigne molle contre doigts glissants —-

une des pires poignées de mains qui lui soit jamais arrivée.

Je vous emmène dans mon bureau veuillez me suivre c’est par là après vous prenez un siège asseyez-vous.

Ca y est, ils sont assis, face à face, sourire de loup contre Virginie. Il fait semblant de regarder dans les yeux. Mais il ne regarde pas vraiment. Il a l’écran du sourire pour le protéger.

Bon alors c’est pour quoi.

C’est pourquoi. C’est pour quoi. Toujours pas. C’est de plus en plus pour rien. C’est de moins en moins parce que. Virginie n’est là pour rien. Elle est là parce que tout le monde. Elle est là parce que la vie. Elle est là parce que la mère.

C’est pour un travail. C’est pour un travail vrai. C’est pour un vrai travail.

((((C’est pour un travail triste. Mais qui va me donner l’argent. Et avec l’argent je ne serai plus triste. La mère ne sera plus triste. C’est pour vendre mon bonheur contre de l’argent, parce que sans l’argent je ne peux pas avoir de bonheur, c’est la mère qui l’a dit, parce que sans argent je ne peux pas vivre, c’est la mère qui l’a dit, parce qu’avec l’argent je ne peux pas être triste, je peux être triste avec le travail mais après il y aura l’argent alors je ne serai plus triste. Je ne sais plus ce qui me rend triste. Je ne sais plus si c’est le travail ou le sans travail ou l’argent ou le sans argent ou la mère ou moi. Je ne sais plus ce qui est triste. Triste ?))))

C’est pour un travail.

Bien sûr c’est pour un travail nous sommes là pour ça. Nous sommes les dealers du travail. Le prêt-à-porter du travail. A coup sûr nous donnons du travail. On ne repart pas d’ici sans travail. C’est votre première fois en interim ?

Oui, oui, oui c’est ma première fois.

Vous savez ce que nous faisons, ici ?

((((Non, non, ici, je ne sais pas ce que vous faites, tous les bureaux sont vides, il n’y a que des chaises vides de salle d’attente, que des bureaux vitrés vides, avec des sourires de loup dedans, derrière des ordinateurs, des sourires de loup qui semblent ne rien faire, on dirait qu’ils sont débranchés, qu’ils attendent les Virginie, qu’ils sont éteint jusqu’au prochain rendez-vous, les sourires de loup clignotent, en charge, ils attendent que les mains moites arrivent, alors les sourire de loup se réveillent, ils font asseoir les Virginie, ils les croquent dans leur sourire de loup, ils les mâchonnent les ingèrent les ruminent.

Et quand ils les recrachent, que deviennent les Virginie ?))))

Vous savez ce que nous faisons, ici ?

((((Non, oui, si, non, je crois savoir, mais pas vraiment, je ne voulais pas vraiment savoir, avant de venir ici, sinon je sais que je ne serai pas venue, il ne fallait pas que je sache, parce qu’alors, alors je n’aurai jamais franchi la porte.))))

Oui, un peu. Je sais, un peu.

Nous sommes spécialisés dans le télé.

La télé.

La télé                  opération.

La télé                  vente.

Le télé                  marketing.

La télé                  assurance.

((((Non. Je ne savais pas.))))

Oui, c’est ça. Je suis venue pour ça. Pour devenir télé.

Vous avez déjà fait ça ?

Non. Non. Non.

C’est pas facile, le télé. Tout le monde n’est pas fait pour le télé.

((((Je venais pourtant pour faire comme tout le monde.))))

C’est dur, le télé.

Oui.

Vous êtes prête à faire du télé ?

Oui ((((Non.))))

Vous faisiez quoi, jusque là ? Vous m’avez amené votre CV ?

Oui. Oui, voilà. Voilà ce que je faisais, avant.

Il n’est pas très riche, ce CV, je comprends ce que vous faites là, vous avez envie de vous y mettre, de rentrer dans la vie, d’obtenir

de l’expérience des compétences des aptitudes des qualifications du savoir-faire – – – –

Oui. ((((Non.))))

Je vais voir ce que je peux faire, attendez cinq minutes, que je fasse semblant de cliquer sur mon écran, que je tapeti-tapote sur mon clavier, que je cliquète plusieurs fois mon stylo,

j’ai forcément quelque chose pour vous,

sourire de loup,

sourire de loup, jusque dans le reflet de l’écran,

mmhh

mmmhhh

mmmmmmmmmmmmmmmmmhhhhhhhhhhhhhhhhhhh

ah mais oui voilà, je savais que j’avais ça, c’est arrivé la semaine dernière, c’est urgent, ils ont besoin de télé, ça sera parfait. C’est la semaine prochaine, lundi huit heures, signez là, maintenant tout de suite oui voilà, je suis ravi pour vous, vous me plaisez, j’ai adoré vous rencontrer, vous êtes quelqu’un de singulier, signez là aussi, oui sous les petites lignes, et là, et des initiales ici,

merci beaucoup …. Virginie, oui c’est ça, Virginie, oui merci beaucoup.

Non, c’est moi qui vous remercie.

Oui voilà ce sera parfait, donc vous commencez lundi, on vous expliquera là-bas, tout sera dit là-bas, tout sera fait là-bas, je vous coche la case ticket restaurants, on vous les fournira là-bas, je suis ravi, vous êtes ravie, vous voyez, qu’on y est arrivés, nous sommes ravis, allez, merci, merci beaucoup – – – – –

Poigne molle contre doigts glissants

– – – – – – merci beaucoup et bon courage, et encore bravo, je suis ravi, smiling bright va vous raccompagner, passez une excellente journée, et toutes mes félicitations.

 

Virginie se rhabille sur le trottoir, elle enfile son écharpe et remet ses gants.

Elle frotte le rouge à lèvre. Elle s’en barbouille les joues. Elle crache. Elle a toujours sur la langue le goût du sourire de loup. Elle va peut-être vomir. Elle va peut-être pleurer. Elle reprend le chemin.

 

Elle appelle la mère.

Et bien tu vois, ce n’était pas si sorcier. Je suis tellement fière de toi.

 

 

 

 

 

Fév 2015 - Lien du post