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N° 197 - Suis-je un paresseux ?

Dimension(s) : 04 · Travail & Oisiveté //

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« J’ai vécu jusqu’à ces jours derniers avec l’idée qu’il fallait faire quelque chose dans la vie et plus précisément que, pauvre, il fallait gagner sa vie, avoir une situation, s’installer. Et il faut croire que cette idée, que je n’ose encore appeler préjugé, était bien enracinée en moi, puisqu’elle durait malgré mes ironies et mes paroles définitives à ce sujet. Et là, une fois nommé à Bel-Abbès, devant ce qu’avait de définitif une semblable installation, tout a soudain reflué. Je me suis refusé à cela, comptant pour rien sans doute ma sécurité au regard de mes chances de vraie vie. J’ai reculé devant le morne et l’engourdissant de cette existence. Si j’avais dépassé les premiers jours j’aurais certainement consenti. Mais là était le danger. J’ai eu peur, peur de la solitude et du définitif. D’avoir rejeté cette vie, de m’être fermé tout ce qu’on appelle « l’avenir », de rester encore dans l’incertitude et la pauvreté, je ne saurais pas dire aujourd’hui si ce fut force ou faiblesse. Mais je sais du moins que, si conflit il y a, c’est pour quelque chose qui en valait la peine. À moins qu’à bien voir… Non. Ce qui m’a fait fuir, c’était sans doute moins de me sentir installé que de me sentir installé dans quelque chose de laid.

Maintenant, suis-je capable de ce que les autres appellent le « sérieux » ? Suis-je un paresseux ? Je ne crois pas et je m’en suis donné des preuves. Mais a-t-on le droit de refuser la peine sous prétexte qu’elle ne vous plaît pas? Je pense que l’oisiveté ne désagrège que ceux qui manquent de tempérament. Et si j’en manquais, il ne me resterait qu’une solution. »

Albert Camus, Carnets I – Mai 1935 / février 1942

Sep 2012 - Lien du Post