Ailleurs

Ici

N° 759 - L’inutilité de la pensée

« La réification qui a lieu dans l’écriture, la peinture, le modelage ou la composition est évidemment lié à la pensée qui l’a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de pensée, c’est le même ouvrage qui, grâce à l’instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l’artifice humain… C’est toujours dans la « lettre morte » que « l’esprit vivant » doit survivre dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie qui veut la ressusciter… La pensée n’a ni fin ni but hors de soi ; elle ne produit même pas de résultats ; […] la pensée est « inutile » – aussi inutile en effet que les œuvres d’art qu’elle inspire. Et ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer, car, de même que les grands systèmes philosophiques, ils peuvent à peine passer pour les résultats de la pensée pure à proprement parler, puisque c’est précisément le processus de la pensée que l’artiste ou le philosophe écrivain doivent interrompre et transformer pour la réification matérialisante de leur œuvre. »

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
(ramassé par François Delastre)

Juil 2017 - Lien du Post

N° 755 - La quête du ouapiti

Dimension(s) : 01 · Cheminement

Mots-clefs :  | | | |  

– Mmmm… joli coup ! apprécia le sénateur.

La bille venait de s’envoler très haut et le sillage de fumée rousse qu’elle venait de tracer persistait dans le ciel. Wolf laissa retomber sa canne et ils reprirent leur marche.

– Oui, dit Wolf indifférent, je suis en progrès. Si je pouvais m’entraîner…

– Personne ne vous en empêche, dit le sénateur Dupont.

– De toute façon, répondit Wolf, il y aura toujours des gens qui joueront mieux que moi. Alors ? À quoi bon ?

– Ça ne fait rien, dit le sénateur. C’est un jeu.

– Justement, dit Wolf, puisque c’est un jeu, il faut être le premier. Sans ça, c’est idiot et c’est tout. Oh ! et puis ça fait quinze ans que je joue au plouk… tu penses comme ça m’excite encore…

La petite voiture brinquebalait derrière le sénateur et profita d’une légère déclivité pour venir lui cogner le derrière avec sournoiserie. Le sénateur se lamenta.

– Quel supplice ! gémit-il. J’aurai le cul pelé avant une heure !…

– Ne sois pas douillet comme ça, dit Wolf.

– Enfin, dit le sénateur, à mon âge ! C’est humiliant !

– Ça te fait du bien de te promener un peu, dit Wolf, je t’assure.

– Quel bien peut me faire une chose qui m’assomme ? dit le sénateur.

– Mais tout est assommant, dit Wolf, et on fait des choses quand même…

– Oh ! vous, dit le sénateur, sous prétexte que rien ne vous amuse, vous croyez que tout le monde est dégoûté de tout.

– Bon, dit Wolf, en ce moment, de quoi as-tu envie ?

– Et si on vous posait la même question, grommela le sénateur, vous seriez bien en peine de répondre, hein ?

Effectivement, Wolf ne répondit pas tout de suite. Il balançait sa canne et s’amusait à décapiter des tiges de pétoufle grimaçant qui croissaient çà et là sur le terrain à ploukir. De chaque tige coupée sortait un jet gluant de sève noire qui se gonflait en un petit ballon noir à monogramme d’or.

– Je ne serais pas en peine, dit Wolf. Je te dirais simplement que plus rien ne me fait envie.

– C’est nouveau, ricana le sénateur, et la machine ?

– Ça serait plutôt une solution désespérée, railla Wolf à son tour.

– Allons, dit le sénateur, vous n’avez pas tout essayé.

– C’est vrai, dit Wolf. Pas encore. Mais ça va venir. Il faut d’abord une vue claire des choses. Tout ça ne me dit pas de quoi tu as envie.

Le sénateur devenait grave.

– Vous ne vous moquerez pas de moi ? demanda-t-il.

Les coins de son museau étaient humides et frémissants.

– Absolument pas, dit Wolf. Si je savais que quelqu’un a vraiment envie de quelque chose, ça me remonterait le moral.

– Depuis que j’ai trois mois, dit le sénateur d’un ton confidentiel, je voudrais un ouapiti.

– Un ouapiti, répéta Wolf absent.

Et il reprit aussitôt :

– Un ouapiti !…

Le sénateur reprit courage. Sa voix s’affermit.

– Ça au moins, expliqua-t-il, c’est une envie précise et bien définie. Un ouapiti, c’est vert, ça a des piquants ronds et ça fait plop quand on le jette à l’eau. Enfin… pour moi… un ouapiti est comme ça.

– Et c’est ça que tu veux ?

– Oui, dit le sénateur fièrement. Et j’ai un but dans ma vie et je suis heureux comme ça. Je veux dire, je serais heureux sans cette saloperie de petite voiture.

Wolf fit quelques pas en reniflant et cessa de décapiter les pétoufles. Il s’arrêta.

– Bon, dit-il. Je vais t’enlever la voiture et on va aller chercher un ouapiti. Tu verras si ça change quoi que ce soit d’avoir ce qu’on veut.

Le sénateur s’arrêta et hennit de saisissement.

– Quoi ? dit-il. Vous feriez ça ?

– Je te le dis…

– Sans blague, haleta le sénateur. Faut pas donner un espoir comme ça à un vieux chien fatigué…

– Tu as la veine d’avoir envie de quelque chose, dit Wolf, je vais t’aider, c’est normal…

– Nom d’une pipe ! dit le sénateur, c’est ce qu’on appelle de la métaphysique amusante, dans le catéchisme.

Pour la seconde fois, Wolf se baissa et libéra le sénateur. Gardant une canne à ploukir, il laissa les autres dans la voiture. Personne n’y toucherait car le code moral du plouk est particulièrement sévère.

– En route, dit-il. Pour le ouapiti, il faut marcher courbés et vers l’est.

– Même en vous courbant, dit Dupont, vous serez encore plus grand que moi. Donc, je reste debout.

Ils partirent, humant le sol avec précaution. La brise agitait le ciel dont le ventre argenté et mouvant s’abaissait parfois à caresser les grandes ombelles bleues des cardavoines de mai, encore en fleur et dont l’odeur poivrée tremblait dans l’air tiède

[…]

Le sénateur Dupont allongeait le pas car Wolf marchait vite ; et si le sénateur avait quatre pattes, celles de Wolf étaient en nombre deux fois inférieur, mais chacune trois fois plus longue ; d’où la nécessité où se trouvait le sénateur de tirer la langue de temps en temps et de faire han ! han ! pour manifester sa fatigue.

Maintenant le sol était rocailleux et couvert d’une mousse dure pleine de petites fleurs comme des boules de cire parfumée. Des insectes volaient entre les tiges, éventrant les fleurs à coups de mandibules pour boire la liqueur de l’intérieur. Le sénateur n’arrêtait pas d’avaler de croquantes bestioles et sursautait chaque fois. Wolf allait à grandes enjambées, à la main sa canne à ploukir, et ses yeux scrutaient les alentours avec le soin qu’ils eussent apporté à déchiffrer Le Kalevala dans le texte. Il entremêlait ce qu’il voyait avec de choses déjà dans sa tête, cherchant à quel endroit la jolie figure de Lil se posait le mieux. Une ou deux fois même, il tenta d’incorporer au paysage l’effigie de Folavril, mais une honte à demi formulée lui fit éliminer ce montage. Faisant un effort, il réussit à se concentrer sur l’idée du ouapiti.

À des indices variés, tels que crottes en spirales et rubans de machine à écrire mal digérés, il reconnaissait d’ailleurs la proximité de l’animal et ordonna au sénateur, vivement ému, de garder son calme.

– On va en trouver un ? souffla Dupont.

– Naturellement, répondit Wolf tout bas. Et maintenant, pas de blagues. À plat ventre tous les deux.

Il se colla au sol et avança au ralenti. Le sénateur grommelait « ça me racle entre les cuisses » mais Wolf lui imposa le silence. À trois mètres, il aperçut brusquement ce qu’il cherchait : une grosse pierre aux trois quarts enterrée, percée en son sommet d’un petit trou carré parfait, qui s’ouvrait dans sa direction. Il l’atteignit, saisit sa canne et cogna trois coups sur la pierre.

– Au quatrième top, il sera exactement l’heure !… dit-il en imitant la voix du Monsieur.

Il donna le quatrième top. À la même seconde, le ouapiti affolé sortit du trou avec de grandes contorsions.

– Grâce, Monseigneur ! gémit-il. Je rendrai les diamants. Parole de gentilhomme !… Je n’ai rien fait !… Je vous l’assure…

L’œil luisant de convoitise du sénateur Dupont le regardait en se léchant les babines si l’on ose dire. Wolf s’assit et dévisagea le ouapiti.

– Je t’ai eu, dit-il. Il n’est que cinq heures et demie. Tu vas venir avec nous.

– Zut, zut et zut ! protesta le ouapiti. Ça ne va pas du tout. C’est pas du jeu.

– S’il avait été vingt heures douze, dit Wolf, et si nous nous étions trouvés là, tu étais fait de toute façon.

– Vous profitez de ce qu’un ancêtre a trahi, dit le ouapiti. C’est lâche. Vous savez bien que nous sommes d’une terrible susceptibilité horaire.

– Ce n’est pas une raison dont tu peux exciper, dit Wolf pour l’impressionner par un langage adéquat.

– Bon, je viens, dit le ouapiti. Mais gardez à distance cette brute à l’œil torve qui semble me vouloir meurtrir dans l’instant.

Les moustaches hirsutes du sénateur se mirent à pendre.

– Mais…, bredouilla-t-il. Je suis venu avec les meilleures intentions du monde…

– Que m’importe le monde ! dit le ouapiti.

– Tu feras des tartines ? demanda Wolf.

– Je suis votre prisonnier, Monsieur, dit le ouapiti et je m’en remets à votre bon vouloir.

– Parfait, dit Wolf. Serre la main du sénateur et arrive.

Très ému, le sénateur Dupont tendit en reniflant sa grosse patte au ouapiti.

– Puis-je monter sur le dos de Monsieur ? proposa le ouapiti en désignant le sénateur.

Ce dernier acquiesça et le ouapiti, très content, s’installa sur son dos. Wolf se remit en marche en sens inverse. Bouleversé, ravi, le sénateur le suivait. Enfin, son idéal se matérialisait… il s’était réalisé… Une sérénité onctueuse lui envahit l’âme et il ne sentait plus ses pieds.

Wolf marchait tristement.

[…]

Wolf se retrouvait à son bureau, prêtant l’oreille. Au-dessus de lui, il entendait les pas impatients de Lazuli dans sa chambre. Lil devait s’occuper de la maison, pas loin de là. Wolf se sentait cerné, il avait épuisé des tas de distractions en si peu de temps qu’il ne lui restait plus d’idées, rien qu’une grande lassitude, rien que la cage d’acier ; et l’issue de la tentative contre les souvenirs paraissait douteuse maintenant.

Il se leva, mal dans sa peau, chercha Lil de pièce en pièce. Elle était agenouillée devant la caisse du sénateur dans la cuisine. Elle le regardait et ses yeux nageaient dans les larmes.

– Qu’y a-t-il ? demanda Wolf.

Entre les pattes du sénateur, le ouapiti dormait ; le sénateur bavait, l’œil tertreux et chantait des bribes de chansons inarticulées.

– C’est le sénateur, dit Lil, et sa voix se cassa.

– Qu’est-ce qu’il a ? dit Wolf.

– Je ne sais pas, dit Lil. Il ne sait plus ce qu’il dit et il ne répond pas quand on lui parle.

– Mais il a l’air content, dit Wolf. Il chante.

– On dirait qu’il est gâteux, murmura Lil.

Le sénateur remua la queue et un semblant de compréhension éclaira ses yeux l’espace d’un éclair.

– Juste ! remarqua-t-il. Je suis gâteux et j’entends le rester.

Puis il se remit à sa musique atroce.

– Tout va bien, dit Wolf. Tu sais, il est vieux.

– Il avait l’air si content d’avoir un ouapiti, répondit Lil, pleine de pleurs.

– Être satisfait ou gâteux, dit Wolf, c’est bien pareil. Quand on n’a plus envie de rien, autant être gâteux.

– Oh ! dit Lil. Mon pauvre sénateur.

– Note bien, dit Wolf, qu’il y a deux façons de ne plus avoir envie de rien : avoir ce qu’on voulait ou être découragé parce qu’on ne l’a pas.

– Mais il ne va pas rester comme cela ! dit Lil.

– Il t’a dit que si, dit Wolf. C’est la béatitude. Lui, c’est parce qu’il a ce qu’il voulait. Je crois que dans les deux cas, ça finit par l’inconscience.

– Ça me tue, dit Lil.

Le sénateur fit un ultime effort.

– Écoutez, dit-il, je vais avoir une dernière lueur. Je suis content. Vous comprenez ? Moi, je n’ai plus besoin de comprendre. C’est du contentement intégral, c’est donc végétatif, et ce seront mes paroles finales. Je reprends contact… Je reviens aux sources… du moment que je suis vivant et que je ne désire plus rien, je n’ai plus besoin d’être intelligent. J’ajoute que j’aurais dû commencer par là.

Il se lécha le nez avec gourmandise et produisit un son incongru.

– Je fonctionne, dit-il. Le reste c’est de la rigolade. Et maintenant, je rentre dans le rang. Je vous aime bien, je continuerai peut-être à vous comprendre mais je ne dirai plus rien. J’ai mon ouapiti. Trouvez le vôtre.

Boris VIAN, L’herbe Rouge
(Ramassé par Guy Desaubliaux)

Juin 2017 - Lien du Post