« La réification qui a lieu dans l’écriture, la peinture, le modelage ou la composition est évidemment lié à la pensée qui l’a précédée, mais ce qui fait de la pensée une réalité, ce qui fabrique des objets de pensée, c’est le même ouvrage qui, grâce à l’instrument primordial des mains humaines, construit les autres objets durables de l’artifice humain… C’est toujours dans la « lettre morte » que « l’esprit vivant » doit survivre dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie qui veut la ressusciter… La pensée n’a ni fin ni but hors de soi ; elle ne produit même pas de résultats ; […] la pensée est « inutile » – aussi inutile en effet que les œuvres d’art qu’elle inspire. Et ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer, car, de même que les grands systèmes philosophiques, ils peuvent à peine passer pour les résultats de la pensée pure à proprement parler, puisque c’est précisément le processus de la pensée que l’artiste ou le philosophe écrivain doivent interrompre et transformer pour la réification matérialisante de leur œuvre. »
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
(ramassé par François Delastre)
« L’œuvre insignifiante est manifestement la forme d’art la plus importante et la plus significative aujourd’hui. Il est impossible de décrire avec exactitude le sentiment esthétique généré par une œuvre insignifiante, car il varie en fonction des individus qui réalisent l’œuvre. L’œuvre insignifiante est honnête. Elle peut être appréciée ou détestée selon les intellectuels ‒ bien qu’elle soit à leur portée. Une œuvre insignifiante ne peut pas être vendu dans une galerie d’art ni recevoir le prix d’un musée ‒ quand bien même les vestiges d’œuvres insignifiantes (surtout les peintures) prennent part à de telles supercheries. Comme tout travail ordinaire, l’œuvre dépourvue de sens peut vous faire transpirer si vous la pratiquez assez longtemps. Par œuvre dépourvue de sens, j’entends simplement une œuvre qui ne vous fait pas faire ou accomplir un objet conventionnel. Déplacer des bûches d’un tas à un autre, puis les remettre à leur place et ainsi de suite, en est par exemple une très bonne illustration. Ou bien encore, creuser un trou puis le reboucher. Classer des lettres dans un trieur peut être considéré comme une œuvre dépourvue de sens à condition de ne pas être secrétaire et d’éparpiller régulièrement les dossiers sur le sol afin de n’avoir aucun sentiment d’accomplissement. Creuser un trou dans le jardin n’est pas une œuvre dépourvue de sens. D’un point de vue esthétique, soulever un poids n’est pas une œuvre dépourvue de sens, même su c’est monotone, car dans le même temps, vous vous musclez et vous en avez conscience. Il est important que la tâche déterminée ne soit pas trop agréable, de crainte que le plaisir ne devienne l’objet de l’œuvre. Ainsi le sexe, même s’il est rythmique, ne peut pas être strictement qualifié de dépourvu de sens, bien que je sois convaincu que beaucoup de gens le considèrent comme tel. Une œuvre dépourvue de sens est potentiellement l’art-action-expérience le plus important, le plus abstrait, le plus individuel, le plus stupide, le plus indéterminé, le plus surdéterminé, le plus varié que l’on puisse entreprendre aujourd’hui. Ce concept n’est pas une blague. Essayez de réaliser quelques œuvres dépourvues de sens chez vous. En fait, pour être pleinement comprise, une œuvre dépourvue de sens doit être réalisée seul(e), sinon elle risque de devenir une forme de divertissement pour les autres et les réactions de l’amateur d’art face à une œuvre dépourvue de sens ne peuvent pas être perçues en toute honnêteté. »
Walter DE MARIA, Œuvre Insignifiante
(ramassé dans Art Conceptuel : Une Entologie, publié sous la direction de Gauthier Herrmann, Fabrice Reymond et Fabien Vallos)