« – Par conséquent, dis-je, il passe sa vie au jour le jour, à ainsi satisfaire le premier désir venu : tantôt il s’enivre en se faisant jouer de la flûte, puis à l’inverse il ne boit que de l’eau et se laisse maigrir, tantôt encore il s’exerce nu, quelquefois il est oisif et insoucieux de tout, et tantôt il a l’air de se livrer à la philosophie. Et souvent il se mêle des affaires de la cité, et sur une impulsion, il dit ou fait ce qui lui vient à l’idée. Et si jamais il envie les spécialistes de la guerre, il se porte de ce côté là ; ou les spécialistes de l’argent, de cet autre côté encore. Il n’y a ni ligne directrice ni contrainte qui s’imposent à sa vie. Il nomme ce genre de vie délicieux, évidemment, libre, et heureux, et c’est celui qu’il adopte en tout temps.
– Tu as parfaitement bien décrit, dit-il, le genre de vie d’un homme dont la loi est l’égalité. »
Platon, La République
(ramassé par François Delastre)
« Beck était tombé par hasard sur la vieille jeep un mois plus tôt, avant que Craig se joigne à lui. Elle faisait partie des épaves de la Première Invasion industrielle de Mars qui s’était terminée lorsque la course aux étoiles s’était poursuivie. Il avait réparé le véhicule qui le menait de ville morte en ville morte, traversant les terres des oisifs et des hommes à tout faire, des rêveurs et des fainéants, d’hommes pris dans les remous de l’espace, des hommes comme lui-même et Craig qui n’avaient jamais voulu faire grand-chose et avaient trouvé Mars pour ce faire.
– Il y a cinq mille, dix mille ans, les Martiens ont fait le Flacon Bleu, dit Beck. Soufflé dans du verre martien — perdu et retrouvé, perdu et retrouvé, encore et encore.
Il regarda fixement le brouillard de chaleur qui faisait vaciller la ville morte. Toute ma vie, pensa Beck, je n’ai rien fait, et rien à l’intérieur de ce rien. D’autres, des hommes meilleurs, ont fait de grandes choses, sont allés sur Mercure, ou Vénus, ou au-delà du Système. Sauf moi. Pas moi. Mais le Flacon Bleu peut changer tout ça. »
« Beck termina sa pièce et s’apprêta à occuper la suivante. Il avait presque peur de continuer. Peur que cette fois il le trouve, que la quête finisse, et que sa vie n’ait plus de sens. C’est seulement après avoir entendu parler du Flacon Bleu par des voyageurs venant de Vénus, dix ans auparavant, que la vie avait commencé d’avoir un but. La fièvre s’était emparé de lui et le consumait depuis. S’il s’y prenait bien, la perspective de trouver le flacon pouvait emplir sa vie entière. Encore trente ans, s’il faisait attention à ne pas trop se hâter, de recherche, sans jamais s’avouer ouvertement que ce n’était pas du tout le flacon qui comptait, mais la quête, la course et la chasse, la poussière et les cités, et l’excitation. »
Ray Bradbury, « le flacon bleu », in Bien après minuit.
“N., c’est un endroit à côté de chez moi, c’est un tout petit ‒ ils appellent ça un port mais c’est pas un port, c’est juste un endroit où les canots rencontrent une petite route, c’est même un peu sauvage, et il y a des espèces de chalands, des petites barques comme ça et c’est un chemin… assez long, bref, c’est un point de vue, quand même un peu, je sais pas. Et c’est petit, c’est juste ‒ tu fais juste demi-tour sur le bout du chemin, en voiture, et il y a une sorte de règle tacite comme quoi ‒ bon, on la respecte de moins en moins, malheureusement ! Moi non plus je la respecte pas, mais ‒ si y’a quelqu’un, ben on t’a pris ta place, quoi, tu vois, c’est pas assez grand, et si ya des gens qui discutent à côté de toi, ça casse le truc. Tu te sens tout… tu te sens mal à l’aise, il y a un truc gênant, mais c’est peut-être juste que j’aime bien, c’est là où j’allais fumer des clopes quand j’étais encore jeune, et puis, bon, j’y retourne toujours. Et c’est juste l’absence de bruits humains qui est cool, et puis il y a des oiseaux, du soleil, des belles lumières, un paysage assez tranquille, quoi. Et là-bas j’y fais pas grand-chose non plus, enfin voilà. Avant c’était l’excuse pour fumer des clopes et donc c’est peut-être là où tu peux ne rien faire, où c’est toléré, et c’est même les situations idéales.”
« On parle beaucoup en ce moment de la dignité du travail, de sa nécessité. M. Gignoux, en particulie, a des opinions très précises sur la question…
Mais c’est une duperie. Il n’a de dignité du travail que dans le travail librement accepté. seule l’oisiveté est une valeur morale parce qu’elle peut servir à juger les hommes. Elle n’est fatale qu’aux médiocres. C’est sa leçon et sa grandeur. Le travail au contraire écrase également les hommes. Il ne fonde pas un jugement. Il met en action une métaphysique de l’humiliation. Les meilleurs ne lui survivent pas sous la forme d’esclavage que la société des bien-pensants actuellement lui donne…
Je propose qu’on renverse la formule classique et qu’on fasse du travail un fruit de l’oisiveté. Il y a une dignité du travail dans les petits tonneaux faits le dimanche. Ici le travail rejoint le jeu et le jeu plié à la technique atteint l’œuvre d’art et la création toute entière.
J’en sais qui s’extasient et s’indignent. Eh! quoi, mes ouvriers gagnent quarante francs par jour…
« J’ai vécu jusqu’à ces jours derniers avec l’idée qu’il fallait faire quelque chose dans la vie et plus précisément que, pauvre, il fallait gagner sa vie, avoir une situation, s’installer. Et il faut croire que cette idée, que je n’ose encore appeler préjugé, était bien enracinée en moi, puisqu’elle durait malgré mes ironies et mes paroles définitives à ce sujet. Et là, une fois nommé à Bel-Abbès, devant ce qu’avait de définitif une semblable installation, tout a soudain reflué. Je me suis refusé à cela, comptant pour rien sans doute ma sécurité au regard de mes chances de vraie vie. J’ai reculé devant le morne et l’engourdissant de cette existence. Si j’avais dépassé les premiers jours j’aurais certainement consenti. Mais là était le danger. J’ai eu peur, peur de la solitude et du définitif. D’avoir rejeté cette vie, de m’être fermé tout ce qu’on appelle « l’avenir », de rester encore dans l’incertitude et la pauvreté, je ne saurais pas dire aujourd’hui si ce fut force ou faiblesse. Mais je sais du moins que, si conflit il y a, c’est pour quelque chose qui en valait la peine. À moins qu’à bien voir… Non. Ce qui m’a fait fuir, c’était sans doute moins de me sentir installé que de me sentir installé dans quelque chose de laid.
Maintenant, suis-je capable de ce que les autres appellent le « sérieux » ? Suis-je un paresseux ? Je ne crois pas et je m’en suis donné des preuves. Mais a-t-on le droit de refuser la peine sous prétexte qu’elle ne vous plaît pas? Je pense que l’oisiveté ne désagrège que ceux qui manquent de tempérament. Et si j’en manquais, il ne me resterait qu’une solution. »
« Puis il y a l’autre fainéant, le fainéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action, qui ne fait rien, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire, puisqu’il est comme en prison dans quelque chose, parce qu’il n’a pas ce qui lui faudrait pour être productif, parce que la fatalité des circonstances le réduit à ce point, un tel ne sait pas toujours lui-même ce qu’il pourrait faire, mais il sent par instinct : pourtant je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d’être! Je sens que je pourrais être un tout autre homme! À quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir! Il y a quelque chose au dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? »