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N° 386 - Joubert

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« C’est précisément au cours de sa quête des conditions optimales qui lui auraient permis d’écrire que Joubert tomba sur un lieu enchanteur, idéal pour s’égarer et finir par ne pas écrire le moindre livre. Il ne fut pas loin de prendre racine dans cette quête. Il se trouve justement que, pour le dire avec Blanchot, ce qu’il recherchait, cette source d’écriture, cet espace où pouvoir écrire, cette lumière qu’il rêvait circonscrite dans cet espace, exigea de lui et affirma en lui toutes sortes de dispositions qui devaient le rendre inapte à un quelconque travail littéraire, ou l’en détourner.

Joubert apparaît en cela comme l’un des écrivains véritablement modernes, choisissant le centre plutôt que la sphère, sacrifiant les résultats à la découverte de leurs conditions, renonçant à écrire un livre après l’autre et préférant prendre possession de ce point d’où il lui semblait que naissaient les et qui, une fois atteint, le dispenserait de les écrire. »

Enrique Vila-Matas, Bartleby et Compagnie

Avr 2013 - Lien du Post

N° 202 - Ça s’amorce

Ça s’amorce,
Ça s’amorce derrière l’oreille.
Ça s’amorce,
Ça se fera tout seul.
Rien précipiter.
Ne rien chercher.
Laisser venir.
Il ne faut pas que la langue se crispe,
il ne faut pas que la langue se crispe,
derrière les dents. Où ça s’irrite.
Ça brûle et ça enfle
et ça prend tout l’espace dont on avait besoin.
La laisser souple, la langue, la laisser souple.
Laisser siffler l’espace,
laisser siffler l’espace entre,
entre les dents de devant.
Sans début
et sans fin.
Entre. Le Milieu. L’entre-deux.
De la tranche, de la couche,
fractionnable, infiniment.
Kaléidoscope
de cils humides
entrouverts,
l’entre-deux paupières.
Le vide qui dessine les sympathies,
la cerne qui frôle le contour,
laisser affleurer,
laisser l’amorphe gonfler,
les possibles lever.
La pâte ne se brusque pas.
Ronronnement derrière de son,
interstice de strates,
annulation de sinusoïdes.
Tempo battant.
Tempo battant.
Sous les frênes, sans les frênes, sous les frênes,
entre les branches,
poils de chatons dans les cheveux,
boules de gratons en bas du jean.
Le petit bruit du sable
quand la tête est sous l’eau.
Reflet du fond de piscine.
Ça s’irise et ça moire.
Ne pas fixer les reflets,
jamais, jamais dans les yeux.
Laisser filer l’écho,
laisser filer,
l’écho qui sans vide meurt,
l’écho qui ne naît que dans le creux,
quand on passe du concave au convexe.
Ça s’emboîte, sans dessiner.
Il faut laisser saliver,
Laisser passer les murmures,
les murmures entre les choses,
les murmures d’entre les mots.
L’obsession du vent :
le vent se glisse entre,
il siffle le vide,
il siffle,
s’il est assez léger.
Le vent est infini,
l’infini des possibles,
refuser le choix,
le refuser,
ne pas faire, pour laisser entrevoir
tout ce qui pourrait être fait.
Préférer ne pas, bien sûr,
l’ennui n’existe que chez ceux
qui voudraient faire ou avoir fait.
La misère pousse en rhizome,
c’est une mauvaise herbe
aux toutes petites fleurs rouges
qui ne prolifère
que si l’on en bouture le bon bout.
Les mailles du réseau ne se dessinent
que grâce à l’existence des trous du filet.
Pas de trous, pas de mailles.
Essaimer, laisser contaminer,
imprégner influer.
Laisser la bouteille
pour en récolter la lie,
mi fluide mi solide.
Ne pas entraver le flux,
le flux de rien qui filtre
entre les pores.
Les pores de la peau.
La porosité, le trou de l’éponge,
le coin de l’œil, celui qui voit l’espace-entre,
le trois-quarts dos.
L’angle mort du derrière de la tête.
Le laisser cohabiter,
l’espace-entre,
ne pas le corrompre,
ne pas le tordre, ne pas le mordre,
ne pas le toucher.
L’espace-entre suffit.
L’entre-temps de l’espace-entre.
L’entre-temps
de la suspension sans point.

Avr 2015 - Lien du post